13 / Soirée poésie, ça rime avec ennui

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Baigné de la lumière de fin de journée, le pupitre placé devant la fenêtre donnait une sorte de dimension religieuse aux futurs orateurs. Les organisateurs avaient installé les chaises en demi-cercle dans l'allée centrale laissée entre les rayonnages d'étagères chargées de livres plus ou moins anciens. Le léger bruissement des voix flottait dans l'air comme avant un bal. C'était ouaté et discret. Camille se dit immédiatement qu'elle allait s'endormir. C'était sûr.

Elle se trouva une place au fond, au bout d'une rangée de chaises pliantes. Meilleure stratégie pour roupiller discrètement les yeux ouverts et pour partir rapidement. Lara, qui l'accompagnait, babillait sur le devoir sur Constantinople dont elle s'inquiétait. Camille lançait des « hum, hum » à intervalle régulier sans rien ajouter. Elle n'avait eu aucune difficulté concernant ce travail. Elle était tombée sur des articles en italien très prometteurs.

Camille était heureuse d'avoir persisté à apprendre autant de langues étrangères quand elle était dans sa cité. Ça l'aidait beaucoup au quotidien depuis qu'elle était à Paris. Elle se souvenait qu'au départ, elle avait juste voulu apprendre le japonais pour comprendre les anime qu'elle regardait dès qu'elle le pouvait. Et puis, elle avait trouvé le coréen intrigant, l'anglais très utile, l'italien familier à cause du latin, l'espagnol amusant, l'allemand rêche. Elle s'était arrêtée là, mais elle aurait aimé avoir le temps de s'attaquer à l'Hindoustani ou quelques langues du continent africain. Il y avait tant à découvrir encore. Son projet de voyage à l'étranger se nourrissait de ce rêve et de ses désillusions face au système universitaire.

Sa facilité d'apprentissage des langues, qui lui avait valu l'attention de certains professeurs durant sa scolarité, ne l'avait pourtant pas poussée vers cette branche de l'enseignement universitaire. Elle avait choisi l'histoire, qu'elle considérait essentielle, et se passionnait pour la géopolitique, bien qu'elle n'ait pas encore décidé si elle poursuivrait dans cette spécialité. Tout dépendrait des moyens financiers dont elle disposerait, et de la volonté qu'elle arriverait à déployer pour tenir le coup.

Et cette volonté vacillait justement depuis quelques temps. Jongler entre les cours, les devoirs, les examens, les recherches et un job rémunérateur, tenait de la gageure. Au bout de sept mois à galérer, elle avait bien conscience que faire des études n'était pas à la portée de tous. Et pas à cause d'un quelconque niveau intellectuel, mais bien à cause des inégalités sociales qui entachaient la douce utopie de l'égalité des chances, dont on lui avait rabattu les oreilles tout au long de sa scolarité. Elle avait eu le projet d'être professeur, mais aujourd'hui ne se voyait pas enseigner. La recherche l'intéressait beaucoup plus, mais elle ne se faisait pas d'illusion. Elle n'avait pas les moyens financiers pour y arriver.

D'où son projet estival. Elle allait partir à l'étranger, se vider l'esprit, voir un ailleurs. Elle comptait bosser sur la route, dormir à la belle étoile ou dans des auberges de jeunesse. Elle allait vivre l'aventure pendant qu'elle le pouvait encore et réfléchir à ses options. Elle reviendrait plus riche d'une expérience non négligeable. Expérience qui se monnayerait peut-être un jour, si elle tenait bon. Elle devait tenir bon. Ce qui la poussait à penser qu'elle ne devait pas se laisser distraire par un mec qui n'était pas pour elle, même s'il l'attirait indéniablement. Quoi qu'il lui veuille, exit Dresden Asterios.

— Salut ! Content que tu aies pu venir.

C'était Antoine. Toujours aussi sympa et souriant. Un angelot à la carrure de rugbyman. Camille lui sourit et fut transpercée de ses yeux verts qu'elle n'avait pas remarqués le matin même. Du même vert que ceux de Louis, l'assistant de Dupin. Est-ce qu'ils étaient frères ? Impossible ! Elle chassa cette question saugrenue et se reconnecta au présent. Elle fut d'abord touchée qu'il ne s'adresse qu'à elle, puis regretta aussitôt, se souvenant des paroles de Lara le concernant, et son intérêt évident.

De notre sangWhere stories live. Discover now