2 / Touché au cœur

134 22 2
                                    

De temps à autre, il arrivait que quelque chose du monde qui l'entourait le bouleversa. Après plusieurs siècles d'existences, c'était rare. Mais les hommes étaient parfois suffisamment ingénieux, dans le bon ou le mauvais sens, pour provoquer de la stupéfaction, du ravissement, ou à l'inverse de l'horreur. Pour autant, ce qui survenait en cet instant précis, dépassait de loin tout ce qui avait pu, jusqu'à présent, éveiller cette petite flamme en lui. Cette fois, ça le touchait personnellement au cœur. Vraiment très personnellement.

En effet, au moment où le serveur avait fait son apparition dans la salle pour déposer les premières commandes, Dresden Asterios avait été saisi, transporté, perturbé, chamboulé, au point qu'il avait cessé d'écouter ce que son patron lui disait, au point qu'il avait dû rassembler toute sa force pour ne pas bouger, trembler, frémir.

Cet effarement non désiré, ce coup au cœur inattendu, le voua au tourment le plus délicieux et le plus terrible à la fois : celui d'aimer, de désirer, de reconnaître sien un parfait inconnu. Celui de trouver son compagnon d'éternité, son Kachnefer, sans même l'avoir jamais cherché.

Car c'était lui. Pas moyen d'y échapper. Aucun doute possible. C'était cet homme... Non, ce gamin... Il devait avoir quoi ? 19, 20 ans, tout au plus... Pas un poil de barbe, et une silhouette habitée par une fougueuse jeunesse. Son visage avait cette grâce juvénile qui, associée à un corps androgyne, laissait planer le doute sur le sexe de son propriétaire. La patronne l'avait appelé par son prénom : Camille. Un prénom doux et ambigu. Un prénom qui lui allait bien. Camille était un éphèbe à la beauté trouble.

Dresden détailla avec minutie l'ovale parfait du visage, le menton pointu, et les deux immenses yeux noisette aux cils fournis qui dévoraient l'ensemble. Rehaussés de sourcils presque droits que la moindre expression contrariée devait rendre plongeants, ce regard savait lancer des foudres sans difficulté, à coup sûr. Et puis, il y avait ces lèvres bien dessinées, qui auraient pu paraître tentantes, si elles n'avaient pas été aussi gercées. Enfin, il était inévitable de remarquer ses cheveux. Coupés court, châtain clair, ils pointaient en divers endroits malgré l'horrible bandeau noir avec des étoiles à moitié effacées, qui les emprisonnait, et donnaient au jeune homme un air d'apprenti pirate.

Son corps noueux, mince et dynamique, enveloppé de vêtements informes qu'un grand tablier de coton bleu foncé tentait de contenir coûte que coûte, ne révélait rien, si ce n'est une énergie sans frein et une aptitude à se battre. On ne possédait pas des bras comme les siens en faisant de la gonflette ou la plonge. Dresden supposa qu'il était un adepte des arts martiaux.

Cette apparence générale, un peu débraillée et peu soigneuse, pouvait aussi bien être un manque d'intérêt évident pour sa propre personne, qu'une attitude nonchalante du type : « Prenez-moi comme je suis, bande de nazes, ou dégagez de mon chemin !». Ce à quoi Dresden était volontiers prêt à répondre : « Je te prends comme tu es, n'importe où et dans n'importe quelle position ! ». Cependant, même si ce qu'il ressentait à ce moment précis, pouvait s'apparenter à une force sauvage et irrépressible, il n'en fit rien, bien sûr. Non seulement parce qu'il n'était pas une bête et ne pratiquait pas ce genre d'activité intime en public, mais aussi parce qu'il y avait un autre écueil à ce soudain élan du cœur... Un écueil auquel il n'aurait jamais pensé. Camille était indubitablement un homme.

Dresden était étonné, pas dégoûté, entendons-nous bien, mais étonné, oui. Il avait de quoi l'être. Jusqu'à présent, il n'avait eu que des femmes dans sa vie. Tout au long de ses siècles d'existence, il n'avait jamais ressenti aucun élan pour un homme. Jamais. La situation était donc légèrement perturbante.

Se serait-il donc trompé en choisissant des femmes, alors que sa vraie nature aurait dû le porter vers des hommes ? Énigme éminemment intéressante au regard des multiples partenaires qu'il avait eu la joie et le plaisir d'étreindre, même fugitivement. Il avait aimé les femmes qui étaient entrées et ressorties de sa vie. Il n'en doutait pas.

De notre sangWhere stories live. Discover now