14 / Le doute et la certitude

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Ça faisait presque une heure que les lecteurs se succédaient. Il y avait eu Ponge, Char, Apollinaire, Loizeau, Cocteau... Camille avait abandonné en cours de route. Elle n'aimait pas entendre déclamer. Elle n'avait de vrai plaisir qu'en lisant la poésie. Pas en l'écoutant. Elle ne lui parlait jamais autant que dans le silence bruissant de vie ou dans l'obscurité des nuits sans sommeil. La poésie pour elle, c'était un plaisir solitaire, dont elle avait eu un peu honte quand elle était encore dans son sud. C'était la douceur muette de ces rimes délicieuses tombant des pages, qui éveillaient l'âme autant que le cœur, les jours noirs ou ensoleillés.

Cette « soirée » poésie était donc une longue agonie qu'elle supportait stoïquement, tandis que Lara s'enthousiasmait à chaque nouveau poème. Elle la regardait en souriant cependant, comme une adulte aurait offert un sourire à l'enfant débordant de joie face à un spectacle qui n'aurait parlé qu'à lui. Et puis soudain, tout changea.

Un certain François, dont la voix nasillarde lui avait déjà été particulièrement insupportable sur un poème de Loizeau, commença ces vers : « Je trahirai demain, pas aujourd'hui.". Et sous l'oeil effaré de Lara, Camille se dressa comme un beau diable de manière bruyante, ce qui eut pour effet immédiat d'arrêter la lecture.

La jeune femme pouvait accepter d'entendre des étudiants déclamer de manière fiévreuse des vers comme s'ils avaient eu la chance de les écrire eux-mêmes, mais ce type à l'aspect général tellement caractéristique d'un étudiant en lettre qui se prenait trop au sérieux, ne pouvait pas, n'avait pas le droit, de massacrer cette poésie là. Pas celle-là !

Pas celle dont les paroles étaient revenues à Camille dans le froid obscur des caves, Presque un an auparavant. Pas celle dont les paroles s'étaient mises à chanter dans son esprit, quand elle avait compris qu'elle n'avait pas été amenée là par hasard. Pas celle qui lui avait donné le courage de ne pas baisser la tête malgré la peur, lorsqu'elle avait réalisé qu'elle disparaitrait bientôt si elle ne se battait pas. Pas celle-là. Certainement pas celle-là !

— Camille ?

— Je dois partir, Lara. Reste. J'y vais, dit cette dernière en attrapant sa besace et sa veste.

Les autres participants à la soirée la fixaient en silence, le regard irrité de ne pas entendre les excuses qu'ils pensaient mériter suite à cette interruption intempestive. Elle n'en avait que faire. En fait, elle ne les voyait même pas. Dans son esprit, des souvenirs venaient de ressurgir, que les mots de Marianne Cohn enveloppaient d'une musique tragique. Camille n'était déjà plus avec eux. Elle était très loin. Beaucoup plus au sud. Dans une cave. Les mains couvertes de sang.

Lorsqu'elle eut franchi la porte et refermé le battant derrière elle, elle souffla un instant et se força à chasser les monstres de son passé. Elle prit enfin une grande inspiration et s'engagea dans le couloir presque totalement plongé dans l'obscurité. Quelques lampes ici et là, projetaient de maigres halos, offrant quelques flaques de lumière bienfaisante, mais trop rares pour que la jeune fille se sente réconfortée. Elle avait la sensation désagréable d'être enveloppée d'une aura étrange et inquiétante. Elle rentra son cou dans ses épaules et s'ébranla avec détermination pour sortir du bâtiment.

Alors qu'elle avançait, Camille songea à Lara. Son amie ne manquerait pas de lui poser des questions. C'était sûr. Des questions auxquelles, Camille ne répondrait pas. Il y avait tant de choses que Lara ignorait sur elle. Tant de choses, sombres, tristes, cruelles, et parfois terribles. Leur amitié était trop récente, trop superficielle. Camille avait préféré positionner leur relation dans le présent, sans jamais évoquer le passé, ou seulement à demi-mot et de manière rapide. Rien, ni personne ne la convaincrait jamais de faire différemment, parce qu'elle savait que le choc entre sa vie d'avant et celle d'aujourd'hui, serait suffisamment important pour ébranler son existence entière, et la faire vaciller du mauvais côté, celui qu'elle avait abandonné et qu'elle cherchait à oublier.

De notre sangNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ