1 / La louve déguisée en agneau

322 28 5
                                    

Camille possédait une particularité non négligeable dans la vie. Camille était un être double. Camille était bien née fille. Elle avait vécu fille jusqu'à ses 12 ans. Et puis, à la faveur d'un déménagement, et face au constat navrant que le monde était largement plus hostile aux êtres humains de son sexe de naissance, Camille avait décidé d'être un garçon, au moins le temps de se sortir du bourbier où ses parents l'avait malencontreusement jetée en mourant prématurément. Comment en était-elle arrivé là ? Rien de plus simple en vérité.

Les faits étaient les suivants, orpheline à une période de sa vie où il était difficile de faire partie d'un groupe sans sacrifier un ou deux éléments essentiels d'une personnalité en construction, Camille avait échoué dans l'existence mouvementée d'une tante, mère de trois garçons, et épouse d'un homme strict, mais aveugle face aux innombrables stupidités faites par sa progéniture. Sa nouvelle famille n'avait jamais envisagé, ni désiré parmi elle, la présence d'une pré-adolescente de son âge. De « fille unique et choyée », Camille était donc passée à « pièce rapportée », dont on ne savait que faire. Une fille seule. Une fille solitaire.

Son nouvel horizon s'arrêtait aux tours d'une banlieue marseillaise pourrie et abandonnée de tous. Un sombre cloaque dans lequel la police ne mettait les pieds que contrainte et forcée. Une antichambre de l'enfer où le soleil n'était qu'un accablement de plus. Une cité comme il y en avait tant en France, chaleur en moins pour celles plus au nord.

Dès les premiers jours de son premier été là-bas, juste après avoir constaté qu'elle n'était pas particulièrement la bienvenue dans son nouveau foyer, Camille avait été confrontée à l'horreur de naître femme en milieu hostile. Un drame familial avait ébranlé l'immeuble dans lequel résidait sa tante. Le cadavre d'une jeune fille violée et battue à mort, avait été retrouvé dans les caves. La police avait arrêté un voisin et plusieurs de ses amis. C'était affreux. C'était surtout régulier.

Ici, on ne comptait plus les filles enceintes dès le collège, ni celles qui disparaissaient à la faveur de vacances à l'étranger. Et ça, c'était dans le meilleur des cas. Parfois, elles disparaissaient, c'était tout. Personne ne savait rien de plus.

Ce jour-là, et bien malgré elle, Camille avait appris que dans ce genre de cité, quand on naissait femme, il y avait une règle primordiale à ne surtout pas transgresser, une loi gravée dans le faux marbre des cages d'escalier infréquentées, dans les linos usés des couloirs mal éclairés, dans le béton fissuré des parkings déserts : ne rien révéler de ce que la nature vous avait octroyé bien malencontreusement.

Pas de chair tentatrice exposée, pas de joli minois mis en valeur, pas de chevelure ondoyante, pas de beauté sous n'importe quelle forme, pas de coquetterie, ni de désir d'être soi-même. Et même en ne faisant rien de tout cela, il pouvait arriver quelque chose. Il fallait devenir invisible sous peine de devenir une cible, ou alors, apprendre à courir vite.

Dès lors, le sentiment d'injustice faite à son sexe avait pris une place prépondérante dans l'esprit de Camille. Pour se prémunir des dangers qui l'environnaient dont elle avait conscience, et pour tenter de s'intégrer plus facilement à son nouveau foyer, elle décida d'apprendre à se battre, et de changer momentanément de genre.

Cette transformation ne serait que langagière, bien sûr. Camille n'envisageait pas encore sa sexualité. Elle voulait simplement être un garçon pour éviter d'être une proie. Ou au moins, en être une moins évidente, car elle savait bien qu'être un garçon ne mettait pas à l'abri de tous les dangers. Bref, désormais, elle ne serait plus « elle », elle serait « il ». Point barre.

Sa nouvelle famille n'opposa aucune objection et ne ressentit même pas le glissant changement d'attitude de cette enfant discrète, dont personne ne s'occupait réellement. Après tout Camille demeurait Camille. Avec son physique de planche à pain, qu'elle soit fille ou garçon ne faisait pas grande différence.

De notre sangWhere stories live. Discover now