On a presque plus d'argent.Les rares personnes travaillant dans la maison gagnaient chacun une misère,et surtout,la nourriture était rationnée.Attention,la quantité est plus que pharaoniques:200 calories par jour.Et par personne,encore heureux.
Je n'avais pas le talent nécessaire et surtout pas assez de connaissance de la musique pour être embauchée comme chanteuse,je ne savais pas dessiner,je ne savais pas coudre,mais je sais me battre.Ce discours pourrait tenir si nous étions encore au XVIIIème siècle.Parce qu'ici,un soldat allemand décide au hasard de tirer une balle de calibre et nous ne sommes plus là.A la fin du mois d'avril,j'ai vu une femme trébucher juste devant moi.J'étais avec Waldek,et nous avions proposé de faire le mur pour essayer de soigner sa mère.Nous avions passé la nuit à établir notre plan,sous une planche,pour nous protéger des projectiles qui pourraient éventuellement atteindre nos fenêtres.
Elle était sortie de son immeuble,elle marchait juste devant nous.Elle était à peine plus mince,à peine plus brune que moi,la peau à peine plus blanche.Et surtout,elle était enceinte.Pas de beaucoup,mais une femme maigre a la grossesse plus visible.
Elle a trébuché juste devant nous,et elle ne s'est jamais relevée.Parce qu'elle est morte,un des gars l'a voulu.Point.
Waldek m'a ordonné de me reconduire à la maison au lieu de partir.Il ne voulait pas être surpris en train de partir,ou de rentrer.Et puis,il craignait que les nazis n'ait déjà tout détruit chez nous.
Je n'étais que légèrement craintive.J'avais emprunté des vêtements polonais dans une laverie.Waldek également,et comme moi,il n'avait jamais porté les vêtements d'autres.
-Je suis sûre que tu seras plus à l'aise dans ces vêtements que dans ta robe.
Nous sommes allés voir la mère de Waldek.
Ses coudes reposent sur ses genoux,elle est assise sur un lit au milieu de la chambre,et elle regarde droit devant elle,ses yeux verts totalement vides,au milieu de ses joues creusées à l'extrême et couvertes de plaques rouges.
-Si tu ne veux pas continuer à rester avec moi,je comprendrais...
-Quoi?fit Waldek d'une voix bouleversée où transparaissait des larmes,je ne penserais jamais ça...Je ne vais pas t'abandonner.Je te le promets.
Il tint sa promesse.La nuit même,alors que j'étais à peu près endormie,il posa sa main sur ma bouche,un doigt sur les lèvres:
-Sh...Nous allons partir.J'ai trouvé un moyen de nous enfuir.Prend ton manteau,la nuit est un peu fraîche dehors.
-Waldek,arrête,on est en mai et je sais pas si tu te souviens on a essuyé un hiver sans vêtements chauds.
-Justement.
-Mais tu...
Il est reparti vers notre fenêtre,et se retournant vers nous,nous demanda:
-Puis-je faire quelque chose pour vous?
Sa voix est douce dans la noirceur.C'est d'autant plus frappant que dehors il s'agissait d'une véritable noirceur,celle où les âmes des morts visitaient les vivants.
-Reviens nous aider,un peu.
Il fait justement ça.J'ai ouvert les tiroirs de la cuisine,totalement inutiles vu qu'il n'y a pas de nourriture,et j'ai glissé des couteaux dans la poche de mon manteau.
Je me suis retournée,afin de voir si les dix autres dormaient,à part Wladislaw et Maman qui veillaient Bronka,et j'ai sauté par la fenêtre.
Alors que les soldats faisaient la ronde,alors que le moindre être vivant encore éveillé à cette heure se faisait tuer,nous étions à l'extérieur.
-Descendez sous cette plaque,nous indiqua Waldek.Vite,les filles!
Parce que je tenais à la vie,et parce qu' Ania tenait à celle de sa mère,nous avions toutes les deux sauté.Les soldats étaient tellement ivres qu'ils ne s'en aperçurent même pas.
C'était une sorte de boyau souterrain en terre qui datait encore de l'"époque des rois". Froid,lugubre,mais sans les habituelles toiles d'araignées centenaires. Ce qui aurait au moins eu le mérite de prouver qu'il y avait eu des êtres vivants ici.
-C'est étrange,fit Ania.
-Qu'est ce qui est étrange?demanda Waldek.
-Tu n'as pas été au chevet de ta mère pendant une semaine entière.Tu t'en foutais.Et c'est encore le cas,tu penses juste à toi.
-Comment peux-tu me dire ça quand je fais ceci pour elle?Je me suis gardé à l'écart pour qu'on puisse passer à travers ce mur.Ce serait une chance énorme si nous en sortions vivants!Mais tu vas toujours me dire que je ne la mérite pas pour mère c'est ça?
-Je pense que c'est à elle de décider de ce qu'elle mérite.Nous pourrons lui laisser le choix.
Après cette réplique,elle sortit du souterrain.
-Ce souterrain est inexploré depuis des siècles.Autrefois,il servait à relier l'ancien ghetto au reste de la ville en cas de situation extrême.C'est mon grand-père Dal qui l'a retrouvé en se basant sur d'anciens documents!
Ce brave homme.
Nous étions donc de l'autre côté du mur,dans ce monde où vivaient quelque part Zosia et Kinga.Nous pouvions,seuls,aisément passer pour des orphelins des rues.Dans la Varsovie non-juive aussi,la guerre fait des orphelins.
-J'habitais à quelques rues d'ici,dans un appartement au-dessus d'une boulangerie.Je ne sais pas si elle est fermée,j'en sais rien,mais je ne peux pas croire qu'il ne reste rien chez nous.
La maison en question était en fait un petit appartement avec de vieilles fenêtres peintes en blanc juste au-dessus de la boulangerie,retransformée en ce qu'il y avait de plus aryen.
-Si le typhus ne la tue pas,ça achèvera ta mère de voir la gueule de la devanture...pardon.
On est entré par la cave.Un trou noir béant juste en dessous de la vitrine,mais qui nous attirait irrésistiblement.On était assez fins et souples pour se glisser à l'intérieur,c'est tout ce qu'on y a gagné.
-T'es sûr qu'il y a personne?j'ai demandé.
-Tu as ton arme,sinon.
-Ah non,on ne va pas les tuer exprès!
On est remonté par l'escalier en bois,juste derrière la cave,tout couvert de toiles d'araignée qui ne nous effrayaient même plus.Nos six mois au ghetto nous avaient apporté un pas extrêmement légers,mais lorsque nous sommes arrivés en haut,nous nous sommes rendu compte que tout simplement,ceux qui ont récupéré la maison étaient parti précipitamment il y a quelques semaines.
-Cela devait être une poche de résistance,fit Waldek en regardant des rapports cachés dans un tiroir.
-Tenez!fit Ania en nous lançant deux canettes de bière.
Je prends une gorgée de bière et regarde les alentours de son appartement merdique.
-Je ne sais pas pourquoi je suis venu ici en premier lieu fit Waldek en lapant.Sans doute parce que nous n'avons nul part ailleurs où aller.
-Je ne suis pas sûre que des canettes de bière soit ce qui fasse le plus plaisir à votre maman...
-Waldek est très convaincant,il pourrait la faire boire,mais je suis d'accord que ce n'est pas ça que nous cherchons.Je sais très bien qu'elle a besoin de médicaments.
-En plus,deux verres et elle jure comme un camionneur.
-Bon,écoutez,fit Ania en murmurant moins bas,je ne sais pas ce que je vais faire,mais il n'y a rien qui puisse vraiment la soigner.
Elle était juste sous le visage de son frère.
Il ne cligne même pas des yeux,et décide de prendre des herbes dans les tiroirs,fouillant entre les ciseaux et les ficelles.
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Malheureusement,ces efforts ne lui permirent pas de survivre.Elle est morte le 22 juin,onze jours après les 12 ans d'Ania.Onze jours d'appels à l'aide incessants,onze jours où il fallait regarder la vérité dans les yeux.Ainsi,dans notre communauté de treize,la mort fit sa première victime.
Elle est morte sur un matelas,dans cet appartement à l'agencement ridicule,alors qu'elle avait étrangement pris le soin de mettre ses plus belles chaussures,comme si elle savait qu'elle n'atteindrait pas la nuit.
Elle resta une nuit dans ce lit,dans ses vêtements de cercueil,et comme cette mère n'était pas la mienne,c'était trop éprouvant pour moi de la regarder dans ce lit,avec ses tâches rouges étalées sur le visage et ses 25 kilos au total.Mais le chagrin et l'épreuve émotionelle de sa famille et de ses enfants fut d'un tout autre type.
Nous pûmes enterrer Bronka.Soshele connaissait un rabbin,ayant grandi dans ce milieu,qui accepta de ramasser quelques rares fleurs poussant encore dans les rues de ce bas-monde,et d'accompagner cette victime du nazisme dans l'ailleurs.
-Tu...tu me manques...lui déclarait son mari,le premier homme que je vis autant souffrir.
Je tenais la main de Waldek,dans un geste de compassion qui au fond se révélait geste d'amour.J'étais très triste moi aussi.J'aurais tellement aimé ne rien avoir avec tout ça,mais je ne suis pas égoïste.Je suis amoureuse.D'un garçon qui venait de perdre sa maman.
Je devrais consoler aussi Ania,me diriez vous.C'est ce que je fais.
-Ce n'est pas juste que je n'ai pas réussi à la sauver,Waldek dit.Il y a tellement plus que ça.
-Alors dis-le moi s'il te plaît.
-Je n'ai plus de mère,Sara.Je suis si furieux parce que c'est la faute d'autres personnes que d.. lui même.Lorsque j'ai réalisé que cela allait bientôt être sa fin,j'étais terrifié,mais je n'avais pas encore réalisé même à l'époque.Je ne l'ai pas aimé de la manière dont j'aurais dû,je ne sais pas aimer,Sara.J'essaie du plus fort que je peux...
J'ai entendu ces mots trop souvent.Je les ai entendu sortir de ma propre bouche.
-J'aurais aimé te le dire plus tôt,à toi aussi.
Mais il l'a fait.Il m'a dit qu'il m'aimait.
-Personne n'a jamais aimé notre mère autant que papa...me dit sa soeur ne pleurant.
Il reste là alors que Soshele ouvre la porte et que nous rentrons à l'intérieur de l'immeuble.Je regarde une dernière fois derrière moi.Juste au cas où,comme on dit.
Je me rendais compte que moi aussi je pourrais perdre ma mère dans la tourmente.Et que cette fois ci,ce ne serait pas un caprice du cycle perpétuel de la vie.
Alors j'ai rejoint Waldek et Ania derrière le lierre,près des vestiges,sur le mur.Je les ai écouté pleurer,je les ai écouté réfléchir.Nous avions toujours nos sentiments. Au moins ça ça change pas.
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