Ces mots n'arrêtèrent jamais de se répéter dans ma tête,martelants,horrifiants,révoltants.Mais pour votre compréhension,Penne,il faudrait que je les replace dans leur contexte.
Je ne sais pas s'ils auraient pris la peine d'ouvrir la porte si nous n'étions pas arrivé à destination.Sans faire attention à Ama qui tenait ses deux filles dans les bras dans une mare de sang lui appartenant,ils nous ordonnèrent de sortir,ma mère et madame Grimas restèrent auprès d'Ama,avant de nous encourager tous à sortir du train.
Après avoir pleuré légèrement à cause du soleil dans mes yeux habitués à l'obscurité,et m'en être protégé avec un mouchoir en tampon,j'attrapai mon sac à main et ma petite soeur et je sortai du wagon.J'avais l'impression d'avoir replié mes jambes pour me jeter dans un grand puit de lumière.Je me retournais,pour voir et m'assurer que les autres s'en sortent.Je devrais savoir si ma mère va bien,si elle va bientôt descendre,et ce qui arrivera à Ama.Je me sentais totalement nimbée de lumière,partout sur ma peau,délassée,réchauffée.Comme au Sauna.
Markas sortit enfin du wagon,aidé par un homme aux cheveux gris et par Lasse lui-même.C'est là que j'entendis ce cri:
-NON!PAS MES FILLES!NE FAITES PAS CA A MES FILLES!
Est-ce que j'ai bien entendu?Je me pinçais les bras pour en être sûre,et je n'avais pas assez de chair pour cela...
-Faites le vite alors!FAITES LE VITE!
-Nous avons peu de risques d'être encore vivants ce soir,constata avec effroi Markas,et tout le monde l'approuve,pour une fois.
Nous attendîmes dans le silence,ourdissant au plus profond de nous le sentiment de révolte le plus déstructeur qui soit.C'est là que ce coup de feu déchira le silence,comme la déchirure d'un muscle tendu à se rompre qui craque totalement.
J'entendis le bruit d'un corps qu'on traîne et soulève par derrière,puis ma mère et Madame Grimas sont apparues,tenant chacune dans leurs bras une fille d'Ama.
Ils ont tué leur mère.Ils ont fait de deux filles au monde depuis seulement quelques heures,par la simple force de leur volonté,deux orphelines.Elles furent confiées à Madame Grimas.Elles étaient entrées dans l'aventure,dés le premier jour de leur vie,dans le combat de tous les instants que nous vivions tous:la survie.
Dés que maman nous rejoint,elle ne voulut répondre à aucune de nos questions,tout en pleurant,en nous guidant vers la table où ils distribuaient des bols de céréales grises.
-Alors c'est vrai?Elle est morte,fit Lavra,interrompant le silence qu'il y avait entre nous.
-Oui,elle l'est.
Si d'autres n'auraient pas eu besoin d'en savoir les circonstances,moi je le voulais.
-Ils disaient que Yolanda et Evgenia ne serviraient à rien pour le travail.Ama est donc entrée dans une crise de panique,ordonnant qu'on laisse vivre ces filles.Et eux,ils n'ont rien voulu savoir.Au final,ils ont abandonné l'idée de tuer les filles.Au contraire,ce garde...Il leur a embrassé le front.Et il est parti dans un autre wagon.J'aurais tellement aimé le garder auprès de nous,pour le remercier....Il était jeune,blond,ne semblait pas avoir la vingtaine...Un peu comme toi,Lavra.
-Alors qui est mort,demanda la principale interpellée.
-Ils m'ont demandé comme allait Ama.Nous avions dit qu'elle était très faible.Ils en ont déduit qu'elle ne pouvait pas survivre.
-Tu sais où on est,demande Gaëll d'une toute petite voix où suintait une horreur sourde et enfantine.
Ma mère nous dirigea vers une grosse branche d'arbre noircie,qui surplomnait la vallée profonde et boisée,éclairée par une lumière d'un bleu tellement profond,tellement doux.
-Oui,je sais.Nous sommes près de Kalmanka.C'est lui qui me l'a dit.
Elle montra d'un revers de menton Markas qui s'entraînait à faire quelques pas avec les béquilles de Lasse.Moi,j'aimerais bien savoir ce qu'on fout ici.
Nous tous.Nous étions des milliers et des milliers à nous déverser dans la vallée,une coulée grise sur des courbes vertes.J'aimerais bien savoir ce qui a fait qu'on nous déteste au point de nous faire autant de mal.Ouais...Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
Nous n'étions pas dans un très bon état.Parce que six semaines enfermés dans un wagon les uns sur les autres sans possibilité de se laver,dans une chaleur moite,n'arrange pas votre allure,on devait vraiment être pitoyable,avec nos vêtements crasseux,nos sacs,affaires et valises loqueteux et craqués,n'arrivant même pas à nous déplacer (coucou,c'est moi la fille qui est revenue au stade des premiers pas).
Mais,mais,mais,mais,mais.Cet état physique glissait sur nous.Sous les conseils de ma mère,nous nous étirions sur l'herbe,douce,verte,humide.C'était divin.Ce contact avec mon corps qui portait encore les stigmates du voyage en train,la dureté du sol et les mouvements spasmodiques.Je n'avais pas une mémoire très kinesthésiques pourtant.Je voulais m'enfoncer dans ce lit naturel,dans cette terre meuble,manger tous les légumes qui pouvaient en sortir.Comme si nous étions à l'amicale d'une association,les passagers m'observaient pour à loisir voir mes traits,et je les regardais aussi.Il me fixait mais ne me disait rien.C'était indécent.
Lasse n'était pas encore avec nous.Pour l'instant,je n'avais pas très envie de le voir.Toutes les quatres,nous essayions d'améliorer un tant soit peu notre apparence,il aurait sorti une stupide remarque ou un stupide commentaire renvoyant les femmes cinquante ans en arrière.Occupe toi d'abord de ta propre mère,Lasse,j'ai envie de dire.
Madame Grimas,toujours dans notre groupe,essayait avec l'aide de ses deux filles de faire taire leurs deux soeurs adoptives.Il fallait tout faire pour que nous ne nous fassions pas repérer des gardes.
-Ilentha,regardez,indiqua soudain Madame Sessimis sans regarder son interlocutrice.Il y a des charettes.Des carioles.
-Ah bon?
Elle se leva,et passa en revue le paysage.
-Oui,il y a des hommes.Ils passent en revue tous les petits groupes.
Les russes étaient effectivement accompagnés d'autres gens qu'on avait jamais vu jusque là.Je regardais la montre du père de Viktor,mais je ne prenais même pas la peine de lire l'heure,je voulais juste qu'on ne fasse pas attention à moi.Puis je me suis levée et j'ai regardé les hommes qui arpentaient la foule,comme si on leur proposait des cageots de pommes.A leur allure,ils n'étaient probablement pas des lettons.Ni des russes,du moins pas des russes européens.Ils semblaient venir des coins les plus reculés de la Russie,mais avaient la peau sombre,et probablement burinée par la réverbération du soleil par la neige en hiver,les cheveux noirs,des petits yeux mesquins.Ils doivent habiter ici toute l'année,ils doivent constituer la population locale.Dans un groupe voisin,certaines personnes souhaitaient joyeux anniversaire à une petite fille de cinq ans.
Ils se mirent à discuter du groupe,de notre groupe juste devant nous en russe.J'avais très peu de notions,je ne comprenais rien.
-Ils doivent sûrement se demander ce que les autochtones pensent du cadeau,grommela Lavra.
-Ilentha,demanda Madame Sessimis,je ne saisis pas,qu'est ce qu'ils disent?
Lasse ne manqua encore pas une occasion de me déboussoler.Il répondit avant maman.
-Va falloir se mettre au boulot,les poulettes.
-Pourquoi tu dis ça?
-Ils veulent faire de nous leurs esclaves.J'espère que t'aime la paille parce que...
Je sais pas qui est ce type.Il peut faire ce genre de sortie blessante et se montrer incroyablement gentil par ailleurs.Et puis d'où il sait parler russe comme ça?D'où il sort?
Je sais à présent qu'il m'aime.Qu'il m'aimait déjà.
J'essaie de ne pas penser à quel point je suis pathétique,ce n'était pas ma faute.Parce qu'après les baraquements seront plus ma maison que celle de ma mère.Parce que je ne ne resterais pas seule à Noël,et parce que nous sommes tous ensemble.Avant que ma vie ne soit détruite pour de bon.
Je ne peux arrêter de penser à ce que Lasse a dit.Je suis bouche-bée par le fait que Lavra pense que lasse m'aime et que celui-ci éprouve un tel détachement devant notre situation,une situation que j'aimerais tellement verrouiller et enfermer au plus profond de mon être.
Si j'admettais qu'il m'aimait,ça rendrait la situation encore bien pire.