On serait presque partis pour faire un pique-nique dans cette forêt,nous asseyant autour d'une sculpture en bois d'une divinité locale,gardant avec son arme,où tombaient quelques feuilles,celle d'arbres qui ne les gardaient que quelquefois par mois,et recouvraient alors les sculptures de locaux qui cherchaient à y calmer les esprits,et des croix maladroitement rafistolée quelques mètres au-dessus des corps de déportés qui étaient venus jusqu'ici pour fuir.Des millions de personnes ont été déportées en sibérie depuis la fin du XIXème siècle.C'était donc tout à fait probable.
Il arrive que l'orgueil vous fasse faire des choses.Qu'elle vous fasse perdre le sens de la dignité.C'est quand même un comble quand on y pense.Quand s'y ajoute l'amour fou que j'avais encore pour Lasse,et dont je ne cessais de me moquer,et l'amour entre Lavra et Nikaolï que je n'arrêterai jamais de défendre,alors que tous nos droits avaient été bafoués,que nos familles avaient été décimées,tout ça prenait des proportions terribles.J'entendais une musique triste,de faible qualité,comme si un étudiant en première année de musicologie,avait voulu exprimer toute sa douleur sur du piano.C'était là,et j'étais la seule à l'entendre.Un son très lointain,comme si j'avais eu le pouvoir de le percevoir,venant d'une maison au loin?Mais il n'y avait rien en Sibérie!D'un bond dans la boue,après avoir traîné,maculant mes jambières,j'ai rejoint le groupe,et mon bien aimé.Je commençais à avoir peur du surnaturel.Je devais fuir le régime qui m'avait envoyé en prison et j'avais peur des esprits.Lasse avait volé et depuis j'en étais comme hypnotisée.Et puis,retour dans un camp pour seulement trois jours de travail.
-Ha,aha,m'a interrompue Penne,me faisant sursauter,pardon?
-Nikolaï avait gardé ses prisonniers,il était dans un camp isolé,personne ne le connaissait.On pouvait passer pour ses prisonniers.On couperait du bois et transporterait des barres en fer,en les traînant,pendant trois jours en échange de deux cent grammes de pains que la nature ne pouvait nous offrir.La légende disait vrai.De toute façon,le monde entier avait les yeux dardés sur Stalingrad.Les russes gagnaient contre les nazis.J'étais incapable de me réjouir pour qui que ce soit.J'avais les yeux,de mon côté,dardés sur l'horizon,derrière la forêt que l'on entamait,et je pensais à trois jours plus tard.C'était là,mon ultimatum.J'avais cracké le système.Ou mieux,le système s'était cracké pour nous.Non,c'est Nikolaï qui l'a cracké pour ma soeur et j'avais eu la chance d'être encore avec elle.Je tournais en rond la nuit dans ma minuscule cellule,que je partageais avec les 4 autres.Je ne dormais qu'avec une maigre chemise sur le dos et pourtant malgré le soleil qui se couchait à 23 heures nous étions encore dans la saison froide.C'est Sara qui résiste au froid,c'est elle?Elle aurait su quoi faire en Sibérie.
-Tu as un instinct magique beaucoup plus développé qu'elle.Elle était dans une totale ignorance,Loony ignore tout de ses pouvoirs.
-Vous avez l'air de ne pas en ignorer la raison,ai-je répliqué.Je sens en ce moment palpiter le liséré noir de la magie dans le rouge de mes veines.Mais je n'avais rien à cacher.Et puis j'avais froid.
-Vous avez un ancêtre dans ce monde;un ancêtre plus proche que celui de Sara,ou plutôt devrais-je dire,"celle".
-Oh,vous m'avancez bien à ce que je vois.Toujours est-il que...On a réussi à s'enfuir.Nikolaï nous avait simplement prévenu le moment venu;que c'était le moment de fuir cette cellule qui avait été taillée dans de la matière noire.La fenêtre si soviétique qui donnait sur cette arbre où je me suis entaillée avec des échardes sans que cela ne me retarde plus dans ma course que la fatigue.Cela ne me serait pas venue à l'idée de retourner en Lettonie à l'époque.Comme si j'avais compris que je n'y reviendrais pas.C'est ainsi que mon regard balaya précipitamment l'horizon baigné d'une lumière bleutée,qui y voyait encore les miradors,et s'attarda précipitamment sur le sol.C'était des cultures.étions nous tellement au sud que nous allions pouvoir manger autre chose que de la viande?D'après Nikolaï,il fallait attendre une terre de cailloux bien plus au nord.Puis,me roulant derrière les betteraves,j'ai pu voir ce qu'il y avait sur le sol.D'innombrables morceaux de tissu jonchaient le sol.
-Courez!
Comme pour crier à ma place,un bruit sourd assez fort pour faire voler les tissus,nous a poussé à nous lever et à courir sur la nourriture qui n'allait pas profiter aux détenu.e.s,courant vers la forêt,vers l'est,soulevé.e.s par une formidable envie de vivre,nous jetant dans ces bois comme derrière un rideau de fer prêt à nous trancher en deux,cette forêt qu'ils auraient bu barder de bombes incendiaires,me laissant glisser sur un tapis de feuilles,les os de mon entrejambes se brisant contre les pierres,et j'ai fini par sauter à pied joint comme quand j'étais petite,que je faisais une roulade à l'issue du toboggan du parc,et que je sautais à pied joint sur le sol amolli pour ensuite faire une roulade.J'avais fui un bâtiment militaire bien gardé comme j'aurais fugué de l'internat au collège en faisant une corde avec mes vêtements.C'était plutôt pas mal.
-Vous avez aimé?
Nikolaï a été le plus rapide à se relever,et il a couru dans une clairière où on l'a tous suivi.
-Chut,j'entends les pas d'un être...Il se met à courir!
La nuit était noire et je voyais des flammes rouges au loin.Ils commencent à brûler la forêt j'ai pensé.Ils allument un incendie,ils sont prêt à brûler cette réserve de bois juste pour que des opposants au régime n'en sortent pas vivants!La flamme avançait vite,et ce n'était qu'une petite flamme,comme un petit dieu de cette forêt,ou le fantôme des noël passés.J'entendais craquer les feuilles,c'était juste un humain.C'est pas comme si Nikolaï était pas armé après tout.
-Je pense qu'il faut fuir,a énoncé Annicka.Je vous demande pas de me suivre.Courez.
On eut le temps de faire quelques mètres et de craquer quelques feuilles quand devant nous,à la lumière de la torche,une hache s'est encastrée dans l'arbre devant nous,nous stoppant net et nous laissant contempler qui continuait de courir pour la récupérer.Je l'ai arrachée,et j'étais prête à lui fendre tout le corps avec,plutôt qu'elle nous brûle.L'ombre blanche que produisait la lumière de la torche sur elle se dissipa alors et elle nous scruta depuis le terrain qui lui servait de perchoir.je la vis.Une femme brune qui passa sa torche d'une main à l'autre pour que l'on puisse mieux voir son visage soucieux et intrigué.
On eut alors tous un mouvement de recul.C'était une européenne.
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Elle baissa la torche.Elle avait donc la peau blanche des soviétiques européens.Les cheveux noirs tirés en un chignon dégageant tous son visage déjà vieilli,une silhouette petite et musclée,un grand nez aquilin,des yeux gris perçants.J'ai tenté le russe,histoire de deviner son accent.
-Comment vous appelez-vous?ai-je alors lancé.
Elle ne semblait déjà plus s'intéresser à nous,elle a juste traversé pour aller récupérer sa hache.Elle portait un manteau blanc grand ouvert malgré les températures.J'étais incapable de déterminer sa nationalité.Peut-être était-ce une russe et ne voulait-elle pas qu'on sache.Elle ne semblait pas avoir plus de vingt ans et pourtant elle ressemblait déjà à une sorcière des forêts.Elle l'a arrachée et a commencé à la passer sous la gorge de notre accompagnateur soviétique.Alors,Lavra,après tout ce qu'elle a dû courir et vu son état de santé,est tombée en syncope.Elle sortait à peine de rémission de toutes les maladies respiratoires qu'elle avait contractée au-delà du cercle polaire.J'ai demandé de l'aide à Diane chasseresse et elle m'a obéie.
-C'est rien,m'a-t-elle dit en russe.Je lui ai juste fait peur.
J'ai vu à son accent que c'était pas une balte.C'était probablement une vraie slave pour le coup.Mais Ukraine?Pologne?Russie?
-Il faut qu'on sorte de cette forêt.Toi,porte là sur le dos.
-Vous êtes polonaise,a-t-il fait d'un ton émerveillé.
-Polono-ukrainienne,pour être précis.Mais il ne serait venu à l'idée d'aucun de ces pays de me considérer comme l'une des leurs.
-Mais alors tu es?
-Oui.Venez avec moi,vous avez manqué un village.
La lumière de cette torche,si chaude,si bienveillante,était admirable dans cette horrible obscurité.L'orée du bois se dessinait déjà par là-bas.Nous avions passé plus d'un an et demi de notre vie en camp de travail,et pourtant je me sentais oppressée dans cette forêt.Le principe était de nous enfermer dans l'infini.Mais le vent soufflait.Il venait du ciel et lacérait chaque recoin de l'humus et de la terre.La lumière brillait déjà au fond.Le village était éclairé.Tant qu'il y aurait du vent sur Terre,même si c'est un vent froid qui lacèrent la peau laissée à l'extérieur,vous aurez tous votre part de liberté.J'ai avancé dans la clairière,encore une fois.Cette fois c'était la fille qui nous tenait.Une ultime fois je courais dans le vide.Ils avaient oublié de verrouiller ma porte.Quelle bande d'imbéciles.Maintenant que je connais mes pouvoirs,et que Lavra les connaît aussi,que je vais les frapper si fort qu'ils ne sauront où se donner la tête.Un petit bruit de résistance nous rappela à l'ordre.C'était notre guide.Un fantasme,pensais-je.Un mirage,un esprit.Je la touchais pour m'en assurer,et elle manqua de me brûler le visage sous l'effet de surprise.
-J'entends vos moindres paroles.
-Mais où vous emmenez-vous exactement?a fait annicka.
-Tiens,une scandinave.Je vous emmène chez ma mère.
Peut-être qu'elle pourrait nous expliquer qui elles sont justement.Mais l'endroit où elle nous amena était encore bien plus mystérieux.Elle vivait dans ces cabanes sombres comme seule la Sibérie pouvait en produire,sans lumière.J'avais l'impression d'être dans un conte gothique anglais,mais proche d'une usine d'armement soviétique.Souriant timidement,l'inconnue s'apprêta à prendre la parole puis se ravisa.C'était probablement une authentique bourgeoise,pas étonnant que les soviétiques l'ai déportée.Elle ressemblait à arrietty,une actrice du cinéma français.La différence,et non la moindre,était qu'elle portait un foulard coloré sur la tête.La fille prit les devants et déclara:
-J'ai trouvé ce beau monde en forêt.Dont un soldat qui essaie de s'enfuir.
-Vous êtes polonaise madame?
-Oui,répondit-elle,justement dans cette langue que je connaissais.
Nikolaï reprit:
-Ma mère était polonaise,je...
-Et vous vous êtes engagée auprès d'une armée qui veut détruire notre pays?
Il fit comme s'il n'avait rien entendu.
-C'est pas le sujet.Je veux aller vers l'est.
-Tu veux aller à Magadan?Toi c'est ton problème,mais ces gens veulent te suivre?
-Je l'aime,madame,s'enflamma Lavra.Je le suivrai n'importe où.
-Et tu le feras.
-Oui.Ma soeur me suivra aussi,et ici c'est son ange gardien.
-Son ange gardien.Mais bien sûr.
-Croyez-moi sur parole.
-Mon mari et mes deux autres enfants sont là-bas,répondit elle.Mon mari connaît très bien la Sibérie.C'était un soldat.
-Il était fidèle au tsar?
-Un juif d'Ukraine soutenir le tsar?Il a simplement combattu les germaniques.Et il n'en a pas tué assez à ce que je vois.Il y en a plein là où vit ma famille.Mon frère à Varsovie,sa femme et ses enfants sont sans doute déjà morts.