Notre entretien corporel évoquait celui de quelques avions de guerre.Nous nous ravitaillons en plein vol,en pleine fuite.Certes,courir à vide n'est pas rationnel.Nous risquions de nous fatiguer,de tomber d'épuisement,dans la terre,dans les feuilles.Mais la nourriture n'offrait pas de quoi courir.
Malheureusement,il arrivait souvent que je me sente lourde,ce qui peut sembler ironique,si lourde que je me sens incapable de me mouvoir,incapable de fuir des présences étrangères par lesquelles je me sentais observée.Je ne voulais,je restais plantée,interdite.Terrifiée,Ania tenta de me faire bouger comme elle l'aurait fait pour réveiller mon cadavre.J'ai eu une certitude,et elle me faisait beaucoup de peine,c'est que si elle aurait pu me tuer pour sauver notre vie,elle n'aurait pas hésité.C'est à ce moment que je réussis à déguerpir.A déguerpir jusqu'à une grotte où nous pourrions nous abriter.Ils prirent une large avance sur moi,et une fois abritée par l'ouverture large et noire,dont les contours ressemblaient à des poils,où nous nous sommes abîmés dans un nouveau recueillement,un hommage dans la plus pure tradition judaïque,et après une dernière prière des morts,Waldek s'est retourné vers nous:
-On va passer la nuit ici.
-T'as pu scanner pour voir si il n'y avait pas d'ours ou de nazis?
-C'est pas très profond,je vais toquer à la paroi au fond,regarde...
Ce n'était que lorsqu'il commença à installer le lit,sous la voûte de la grotte,que je me suis lancée enfin.
-Regarde,y a des vers luisants!a fait Agnieszka.
-Je sens comme une présence...ai-je enchaîné.
-Sara,est-ce que tu vas bien?bégaya Ania,à la fois inquiète et moqueuse.
-C'est pas que ça va mal,c'est que je ressens des choses étranges.
-Oui,j'imagine,rétorqua Waldek,une veille forêt en pleine guerre on a trouvé plus rassurant.
Il jeta autour de lui un rapide regard,peu rassuré et peu rassurant,qui moi me fit frissonner.Nous ne serions pas en mesure de nous battre contre un ours prêt à nous tuer à mains nus sans nous manger,nous n'avions pas d'arme.Mais s'il fut rapidement avéré qu'il n'y avait rien de physique qui pourrait nous faire sortir de la grotte,je restais mal à l'aise.Une sensation de chaleur moite,comme une haleine immonde,me maintenait dehors.On avait bien la confirmation que j'étais lâche,maintenant.
-Sara?
-Bon allez tant pis.
Je suis entrée dans la grotte et me suis allongée dans le tas de feuilles mortes.
-Ah oui tu as raison il y a des vers luisants au plafond.
Je ne pouvais m'empêcher de penser qu'en plus d'être égoïste,j'étais une fille facile.Les arbres offrirent une belle cachette aux amants pendant des décennies.Pourquoi cela ne serait-il pas notre cas?
Puis si j'ai peur,j'ai qu'à me casser et me rendre à l'armée et c'est balle dans la tête qui m'attendait.Ce serait assez ironique étant donné que je m'étais imposée comme chef de notre petite bande.
-Qu'est-ce qu'on attend?demanda Ania.On va pas se coucher maintenant?
-Tu souffriras moins si tu dors,ai-je répondu sur un adorable ton maternel.
-T'es très gentille mais je n'ai pas besoin de toi.
Cette phrase anodine trouva un écho destructeur en moi.Elle résonnait.Je n'ai pas besoin de toi.Tu es la chef de notre clan,tu nous a sortis de Varsovie mais je n'ai pas besoin de toi.Mon coeur se compressa et battit de plus en plus vite,me procurant des milliers de sensations toutes plus dures les unes que les autres.Et je ne me reconnaissais même plus moi même.Je ne comprenais même plus les raisons de mes différentes réactions,et je regrettai toujours mes réactions après coup.J'ai finalement laissé place à la colère,et je sentais la tristesse me serrer la gorge.
-Punaise mais Sara t'as l'air vraiment déprimée en ce moment.
J'aurais pu lui répondre "Tu le serais à ma place",sauf qu'elle est déjà à ma place et qu'elle me répondrait par un petit sourire/regard apitoyé.La tension,la pression de l'atmosphère et,fait étrange,l'humidité,étaient très élevés,et j'avais l'impression de les ressentir,ces gouttelettes d'eau,au plus profond de moi.C'était comme ça depuis quelques temps et je n'avais pas jugé utile pour la communauté d'en parler.Tout le monde en avait déjà marre de cet exil,de cette crainte qui pesait sur nous,la menace de voir quelqu'un craquer était très forte,et on le voyait très bien avec Ania.
-Waldek?lui ai-je finalement demandé.
Est-ce que tu veux bien marcher dans la forêt avec moi?
Il haussa les épaules et accepta,en demandant à l'adolescente et aux deux très jeunes enfants de se réfugier derrière le laurier.Il enveloppa ma taille très serrée,très creuse,de sa grande main plate et m'emmena faire un tour.
-Est-ce qu'on peut se considérer comme faisant partie de l'écosystème de cette forêt?
-Pourquoi tu ne poses pas cette question plus tard?Nous n'y sommes que depuis quelques mois.Nous ne nous sommes même pas approchés du monde de vie des animaux.Je pense que nous resterions des humains formatés par une structure quoi qu'il arrive.
-Tu penses à ce qui s'est passé hier?
-Que s'était il passé la veille?demanda Panne.
-Nous avions tellement faim que nous avions volé des mets cuisinés par l'homme.Nous avions mangé du porc,Panne.
-Oui,ai-je répondu à Waldek.Nous avions fait ça parce que c'était la seule nourriture disponible.Et nous avions failli nous faire prendre pour ce morceau de porc en plus.
-Je pense que nous les juifs nous nous posons beaucoup trop de questions,a-t-il dit en observant les étranges brumes à la frontière entre l'horizon et l'humus gris.Les mauvaises en plus de ça.Demandons nous pourquoi nous avions si peu tendance à embrasser des chrétiens,et pourquoi certains refusaient de s'engager dans l'armée.
Il regarda furtivement derrière lui les enfants de Soshele.
-Je vois ce que tu regardes.
Il s'avança et passa une main derrière mon dos.Il m'entraîna rapidement derrière les arbres,comme si il semblait avoir vu quelque chose.Animal sauvage,manifestation paranormale,SS.
-Mais attends Waldek,qu'est-ce qu'il se passe?
-Shshshs,je t'expliquerai plus tard.
"On commence avec Godlfinger Dora...."
J'avais entendu d'ici la liste des prénoms recherchés.
-J'entends.
-Bien,tu restes derrière l'arbre et tu ne bouges pas sauf si ta vie en dépend,d'accord?me demanda-t-il gentiment.
-Si je sors de ma cachette,je me ferais repérer...
soufflai-je.
-Tu es tellement fine que tu peux te cacher aisément derrière cet arbre,non?
-Oui,après 2 ans de privations...
Après ça,il est parti.Je me suis demandée si la faim dont j'avais été victime au ghetto de Paris était un crime.Pas à ce moment là,non,mais plus tard.Là,j'étais bien trop concentré sur notre survie à tous.Je voulais juste savoir si personne n'avaient porté atteinte à la vie de mes amis.J'avais l'impression que j'étais liée à cet arbre et qu'on allait y mettre le feu.J'espérais qu'il ne tenterait rien d'insensé alors que je lui obéissais.Nous n'étions pas des victimes,mais des coupables à leurs yeux,ça semble évident aujourd'hui,mais je le réalise à chaque rencontre,une nouvelle fois.Qu'est-ce que ça allait être quand j'aurais une discussion,un faux procès,avec l'un d'entre eux...Si je suis encore vivante pour avoir cette échange.
-Sara?Ils sont partis!
Ils n'avaient pas l'air fatigués.Ils n'avaient pas l'air contraints de me rassurer et je vois mal des SS aussi bien imités la voix d'une petite juive polonaise.N'empêche,elle avait hurlé si brusquement que je sursautai.J'ai finalement reculé encore un peu contre le bois blanc gondolé,puis Waldek avança vers moi,derrière moi,puis il s'arrêta et se tourna vers moi,qui n'avait pas bougé d'un iota.
-J'en peux plus!se mit-il à crier.Ils nous font passer pour les pires des criminels,le pire des connards,alors qu'on a toujours tout fait pour notre pays!
-Mais de qui tu parles?
-De nos concitoyens!Dont je te parlais tout à l'heure!
-Comme si on ne se préoccupait pas d'eux dans le mauvais sens.
Il pointa son index devant mes yeux.
-Je ne veux plus qu'on traîne dans les bois.Je veux qu'on se glisse sous un train et qu'on prenne la mer...
-Tu délires complètement ça marchera jamais,déclarai-je en croisant les mains sur ma poitrine.
-Oui t'as raisons je sais...a-t-il continué sur le point de s'arracha les cheveux.
J'ai relevé le regard sur lui,avec des points d'interrogation dans les yeux.Mais il fallait qu'il me regarde pour les voir.Pour toute réponse,il tendit les bras pour entrelacer mes doigts entre les siens.J'allais flancher et me laisser mourir,ou demander de l'aide sans me faire passer pour juive.
-arrête,d'accord?soufflai-je,décontenancée.
C'est mieux si on laisse le temps passer les choses.De plus,j'ai pas envie que des gens bons soient mêlés à ces problèmes.je ne veux pas que des gens assez bons pour m'aider soient morts par ma faute.Je ne veux pas que leur famille ait un procès sur les épaules dont elles sont sûres d'être les perdantes.Et en rentrant à Varsovie,en cessant d'être une habitante de la forêt et en retournant dans le monde civilisé dont je suis originaire,nous serons ce que nous avons vécu tous les deux,Waldek et moi.Du moins,c'est ce que j'espérais.Qui aujourd'hui m'acceptera tel que nous sommes mon passé et moi?Me jugera-t-il?Se dira-t-il qu'il n'y a pas de fumée sans feuj?
-Comment ça va sinon?s'inquiéta-t-il.
-Oh,et bien ça pourrait aller mieux.
-Je crois que pour moi aussi.
Nous nous sommes mis à rire,et nous sommes retournés à la grotte.Elle était tellement tranquille,non atteinte par le SS qui avait raflé d'autres victimes que nous,que j'en étais émue,un sourire béat et maternel aux lèvres.