Je pus rejoindre ma chambre en fin d'après-midi,le lendemain de l'arrivée de Loony et de mon bain bienvenu.J'ai heurté quelqu'un en arrivant,sans doute l'une des deux filles.Je poussais un juron yiddish que je tenais absolument à conserver,en marque triviale d'une civilisation annihilée.
Puis j'ai lancé,sans les regarder dans les yeux,sans même jeter un oeil à la chambre,la question qui me brûlait les lèvres et les paupières:
-Est-ce que dans ce monde-ci il est possible de faire revenir les morts à la vie?
Bien sûr,Loony s'est ruée pour me répondre par une énigme,car c'est bien connue dans un monde fantastique tout le monde parle en énigme,qui me disait en gros que j'étais très naïve.J'ai réussi à résoudre l'équation à vingt inconnues de sa phrase,avant de me chuchoter à moi même que j'aurais eu besoin d'y croire.Heureusement,une fée est arrivée avec du café.Je l'ai chaudement remerciée.
Le puzzle du passé de ces filles allait se compléter,mois après mois,et chaque jour qui passera après la révélation finale de Panne sera plongé dans l'incertitude,car le comportement des deux autre,comme le mien,était l'incertitude même.Loony me fixait,et c'était gênant.
-Je peux savoir ce que tu fais?
Loony reprit après une allure irréprochable.La seule chose que je savais d'elle,c'est qu'il s'agissait de la princesse de l'un de ces royaumes aux noms féériques qui s'enchaînent sur la côte Sud.Je savais que son Royaume était entre toutes les mains,sauf les siennes.Sans nul doute,cela était pour elle un sujet de honte.A dix-neuf ans,elle semblait elle aussi,avoir connu toutes les horreurs.
On est longtemps resté dans cette chambre qui était la mienne.Tout aurait continué,si je n'avais pas épouvantablement craqué au milieu de l'un de ces goûters.Je ressentis un immense besoin de solitude,comme si j'avais peur qu'elles piquent dans mon assiette,ou que ce soit moi.Je voulais être seule dans l'étroite pièce aux murs argentés,sur ce lit si bas et si épais à la fois,à la couverture finement ciselée de gris et de violet.Ce n'était pas la même chambre que celle où l'on m'avait ramenée ainsi que les deux autres adolescentes.Est-ce qu'une jalousie couve en moi à leur égard?Elles ont plus de bien être que moi ici,mais on me considère comme étant celle qui avait le plus souffert.J'espérais à raison,pour elles.Je posai mes pieds sur la petite commode en bois sombre,tirant à l'aide d'une large poignée argentée l'unique tiroir,pour y glisser cette étoffe qui ne m'avait jamais quittée.Je me demandais si ce qu'avait dit Panne à propos de la cinquième dimension était vrai.A la minute où ils me verraient,ils s'empresseraient de me démolir.Je suis persuadée de ne mériter que de la haine de leur part.Dans le cas contraire,il n'y aurait rien à arranger.Je porte sur mes épaules le poids d'âmes qui ne verront plus l'expérience par ma faute.
-Mais Sara,m'avait dit Panne,ce sont tes amis!Ta famille!
Je leur donnais quand même toutes les raisons de m'en vouloir.
-Les nazis profitaient des moments où vous baissiez la garde pour frapper plus fort.Un jour viendra tu ne t'en voudras plus.Il ne faut pas se tromper d'ennemis.
Il ne faut pas se tromper d'ennemis.Cette phrase a fortement frappé ma conscience,si fort que j'ai ouvert en grand la fenêtre rectangulaire de ma chambre pour laisser entrer l'air glacé,et peut-être chargé de neige.Je me balançais un peu,les coudes appuyés sur le rebord de la fenêtre,le visage enfoncé dans une nuit noire décorée d'étoiles multicolores,quand je vis une de ces créatures menaçantes dont des panneaux avertissaient de la venue un peu partout voler à toute vitesse vers moi.Alors c'était le moment ou jamais d'utiliser mon pouvoir pour me défendre.Mes mains jointes ouvrirent un rond de lumière glacée dans une pièce toujours extrêmement propre et calme.L'origine du glaçon allait devoir être demandée et reportée,et j'avoue que je serais fière de dire que ça sera de moi.Au moindre acte de violence,on risquerait de nous tomber dessus,de mettre cela sur le compte de notre passé.Injuste et logique à la fois.Alors,j'étais sûr que si jamais ils chercheraient à tout prix à connaître la vérité,ils opteraient pour le report d'un cas de légitime défense.Comme lorsque j'ai congelé ce salopard de nazi dans la forêt.Je me suis retournée sur moi même pour ouvrir la porte.
-Les cauchemars attaquent on dirait,a fait Lana en resserrant son gilet autour d'elle.
-C'est comme ça que ces bestioles s'appellent?
-Oui...
Je ne la regardais pas dans les yeux.Je ne m'étais pas encore aperçue que les regards me terrifiaient.J'avais trop vu de mourants les yeux ouverts.J'avais trop vu de regards sadiques ou terrifiés.Je fermais les yeux dans un élan de désespoir.Et la porte se referme.
Je me demandais si ils voulaient me réapprendre à vivre.Je voulais vivre mais pas ici.Je voulais rester dans mon pays pour leur montrer à tous que nous sommes vivants.Même si il n'y aura personne pour me sauver d'une agression antisémite,je saurais assez puissante pour me défendre toute seule.
Je sentis le sommeil,l'évanouissement,me transporter en arrière,alors d'un coupe je me réveillai.Je ne voulais pas dormir,je ne voulais plus les cauchemars,les vrais.Je n'eus clairement pas le temps de me remettre de mes émotions que déjà un cri retentit du côté de la chambre de Lana.Elle devait rêver de son arrestation aussi,celle-là.Je suis tombée sur mon lit,pour de bon cette fois.Et les tergiversions s'arrêtent.
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A mon réveil,je ne savais déjà plus réellement de quoi je devrais m'excuser.Il y avait tant de choses pour laquelle j'étais coupable de n'avoir été qu'une victime,et même pas un petit peu un héros.Je ne savais pas comment les choses avaient dérapé,sur Terre.Quels étaient les causes profondes de la mort de chacun d'entre nous.Voilà ce que je me demandais,les yeux encore fermés sur la réalité sensible,et je les ai ouvert pour constater que j'étais encore vivante,dans un univers parallèle.
-Suis-moi.
Loony était sur mon chemin,comme une décoration de bord de route,un pylône,en compagnie d'une de ses amies.Une jaune aux longs cheveux,sans doute une japonaise.Elle en avait des tonnes des amies,mais je n'allais pas la blâmer sous le simple prétexte que j'avais tout perdu.
-Je vous ai raconté tout ce que vous vouliez savoir,je peux retourner en Pologne maintenant?
-Pour errer sur les routes en mourant de faim,avec vos malheurs pour seule compagnie avant de vous suicider?Je regrette mais c'est impossible.
-Je n'ai pas oublié ce que j'ai vécu dans la forêt,et je peux dire qu'à part les moments passés avez Zosia ceux-là étaient les plus beaux de la guerre.Nous étions haïs et persécutés partout et pourtant on avait presque l'impression d'être neutres dans le conflit.
-Tu as encore des choses à me raconter?
-J'aimerais être assez choquée pour avoir tout oublié.Mais non.Donc oui.
-Sara,j'étais déjà au courant de l'extermination des juifs sur Terre...
Je bondis,piquée par l'aiguillon de la trahison.
-Si vous étiez au courant pourquoi n'avez-vous pas réagi?
-Les fées ne pouvaient pas se faire à l'idée que des ankarkéens se ramènent dans un lieu aussi inférieur que la Terre chaque fois qu'un petit emmerdeur pique sa crise.D'après Faragonda,la directrice de l'école des fées,les terriens et les terrestres n'avaient qu'à pas attaquer l'Irlande,mais je te parlerais de Tir Na Nog plus tard.Mais Panne Penne Ponno et moi nous sentons investie de la mission de recueillir des sorcières terrestres ayant survécu à des génocides.
J'assume de vous voir souffrir chaque année.J'assume que toute cette douleur soit la conséquence de notre abandon.Tu sais ce que les fées ont fait à la mère de Loony?
-Une Chinoise.
J'allais me permettre d'ajouter que cette petite ado qui épaulait Loony devait plutôt être de cette nationalité.Je me suis penchée en avant,comme sous le coup d'un brutal retour de la douleur.
-Vous voulez que j'appelle une aide soignante?
-Non,ça va aller,ai-je répondu bien que j'aurais bien aimé voir le visage de celle qui m'a accueillie à mon arrivée ici.
C'est ce qui s'est passé de toute façon,quand je suis tombée nez à nez avec une parfaite inconnue,en tenue de femmes de ménages et avec un visage de madonne.
-J'ai très mal dormi,ai-je expliqué,jouant son jeu.J'ai fait pleins de cauchemars cette nuit.C'est triste quand même,ai-je continué d'une voix à la fois monocorde et théâtrale.J'ai aucun moment de répit,chaque rêve est un cauchemar,et chaque minute éveillée un moment d'enfer.Mes oreilles bourdonnent de la sonnerie stridente qui annonçait l'arrivée des trains,que j'imaginais réveiller les cadavres.Leur odeur,leur odeur je la sens encore,tous les déportés vous le diront qu'ils la sentent cette odeur.La chair brûlé.Au moins tu sais ce qui t'attends,et que si c'est pas toi ça sera ton voisin,ton ami,ton enfant.
Chacun de mes sens est marqué au fer blanc.Vous ne pouvez rien pour moi,ce n'est pas la peine de venir avec vos baumes sensuels.
La prochaine visite que je voudrais,ce serait pour avoir des nouvelles de mes cousins,de mes oncles et tantes,de mes soeurs de coeur.
Elle semblait soulagée que je ne me sois pas levée pour l'attaquer.Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à avoir peur de moi comme ça?Panne,qui semblait en colère pour une raison inconnue,ce qui la rendait terrifiante,m'attrapa par le débardeur rouge qui baillait autour de ma cage thoracique.
-Petite conne.
Sur ces deux mots aimables,elle m'annonça avec une insolence suprême qu'elle voulait qu'on parle de l'hiver 1943.J'ai ri,tellement elle qu'elle manquait pas de culot,mais je lui ai avoué,avec des mains concilientes,qu'elle avait vu juste avec son petit jeu,que j'avais vraiment besoin de lui parler.