Quelques instants plus tard, sentant l'arrivée imminente de Sarah, Julie quitta la brasserie. Seule. David et Yann avaient mis leur différend de côté. Ils s'étaient d'abord opposés à son départ. Ils refusaient l'idée qu'elle puisse s'éloigner d'eux. Ils voulaient la protéger. Mais elle avait été ferme. Elle devait partir avant la venue de sa meilleure amie. Une fois que cette dernière serait là, Julie ne pourrait plus prendre aucune décision. Alors, elle s'était imposée face aux deux garçons, affirmant qu'elle avait une piste pour retrouver Louis, l'ancien ami de son père. Un mensonge qui n'échappa à personne. Mais devant la détermination de la jeune femme, les deux garçons avaient fini par accepter, à contrecœur.
David et Yann avaient décidé d'attendre l'arrivée de Sarah et Chris, pour les faire entrer dans la confidence concernant Luciano. Julie était partie en ignorant ce qui allait se passer. Elle était consciente que c'était peut-être la dernière fois où elle aurait pu se retrouver entourée de ses proches. Seulement elle savait aussi que sa présence à leurs côtés n'était pas sans risque. Elle ne voulait pas les exposer au Protecteur ni aux fédéraux. Alors, avant de quitter la brasserie, elle avait pris la décision d'écrire un mot pour son grand frère, pour lui expliquer son choix et ses motivations. Elle avait demandé au gérant un stylo et un papier. Elle avait rédigé une lettre, qu'elle avait ensuite glissée dans sa poche.
C'est donc pleine d'appréhension que Julie était sortie. Les paroles de David l'avaient profondément ébranlée. Il lui avait dit qu'elle était semblable à Iliane et à Théo... mais comment cela pouvait-il être possible ? Elle n'avait rien d'extraordinaire. Elle n'avait pas cessé de le lui répéter. Elle ne voulait pas être différente. Pourtant, elle ne pouvait pas nier la chaleur dans son bas-ventre quand le Protecteur était à proximité. Elle n'avait pas eu besoin des recommandations de David pour savoir que cette énergie était précieuse et que les fédéraux ne devaient pas la lui arracher. Même si David avait posé des mots sur la situation et que Julie y voyait un peu plus clair, elle n'était pas plus avancée. Qu'était-elle censée faire quand son Protecteur reviendrait ? Comment pouvait-elle repousser une entité démoniaque ?
Qui pouvait l'aider ?
En quittant la brasserie, Julie avait ignoré où aller. Elle avait agi par désir d'échapper à Sarah. Elle gardait en tête deux noms que David avait cités : Lucas et Louis. Où pouvaient-elles les trouver ? David, quant à lui, avait affirmé vouloir se rapprocher de l'Ordre. Il savait qui étaient ses membres et avait une idée de l'endroit où elle se cachait. Iliane le lui avait montré lorsqu'ils s'étaient échangé une poignée de main. Et dans peu de temps, David serait accompagné par Sarah. Et croiser Sarah était bien la dernière chose que souhaitait Julie. Elle ne voulait pas sentir son regard réprobateur. Elle ne voulait pas de son ton autoritaire, de ses colères volcaniques ni de son petit visage bouffi et crispé quand elle était contrariée. Et dans cette histoire, tout la contrarierait. Sarah avait le besoin maladif de tout diriger et elle se serait imposée pour prendre toutes les décisions. Elle n'aurait jamais accepté que Julie quitte le pub alors que des agents et qu'un Protecteur traînaient dans les parages. Elle aurait trouvé cela stupide.
Mais n'aurait-elle pas eu raison ? demanda sa conscience. Tu te mets à découvert sans aucun moyen de défense. Deux ennemis en ont pourtant après toi. Les fédéraux et le Protecteur veulent la même chose. Et si pour l'instant ils se tolèrent car ils ont formé une sorte alliance, tôt ou tard, ces deux ennemis s'affronteront et toi, tu te retrouveras au milieu. Peut-être aurais-tu dû attendre avec David que ta famille arrive. Vous auriez trouvé refuge auprès de l'Ordre. Tu as pris de gros risques qui peuvent te coûter cher.
Julie haussa les épaules. Elle avait fait ce qui lui avait semblé juste. Elle n'avait pas agi sur un coup de tête. Elle était consciente des dangers. Rester avec ses proches aurait signifié les exposer. Iliane était tombé parce qu'il s'était montré trop protecteur avec elle, Julie ne voulait pas que d'autres personnes soient blessées par sa faute.
Alors qu'elle marchait en direction du lac, elle regardait les touristes qu'elle croisait. Elle n'était toujours pas changée. Elle portait encore ses habiles sales, brûlés et tachés de sang. Elle avait besoin d'aller chez elle, de prendre une douche et de mettre des vêtements propres. Mais l'idée de remonter une énième fois la ruelle jusqu'au château lui parut insupportable. Personne ne faisait attention à elle. Tout le monde était figé, encore une fois, par ce qui se trouvait sur les hauteurs de la ville. Cette fois, Julie s'arrêta et se retourna. La basilique avait disparu derrière une gigantesque colonne de fumée. Elle entendit autour d'elle des gens parler d'attentat terroriste. Personne ne savait ce qui s'était passé, mais ils y allaient tous de leurs commentaires. L'église se serait écroulée à cause de normes de sécurité non respectée. Certaines personnes étaient convaincues qu'un séisme de faible amplitude avait frappé la ville et que les bâtiments les plus fragiles avaient été touchés. Julie entendit au loin des hélicoptères se rapprocher. C'est alors qu'elle s'aperçut pour la première fois que le soleil, toujours haut dans le ciel, avait entamé sa longue descente. Il faisait chaud. L'air était encore étouffant. Les températures n'allaient faire que baisser à mesure que l'astre se coucherait.
Une main s'abattit sur son épaule. Une poigne sans force ni vigueur. C'était le père Pascal. Il n'avait désormais plus rien du squelette vivant qu'il devenait quand le Protecteur était là. Une nouvelle fois, elle le trouva amaigri et malade. Et Julie sut que c'était le vrai visage du prêtre lorsque le démon était absent.
— Lâchez-moi, cracha-t-elle en s'écartant vivement.
Il eut un sourire triste.
— Je tenais à vous dire que j'étais sincèrement désolé. Je ne suis pas celui qui a tiré. Jamais je n'aurais pu lui faire ça. Mais le Protecteur ne laissera personne se mettre entre vous. Il vous reste peu de temps, Julie. J'espère que vous serez prête.
L'homme avait parlé doucement, s'arrêtant entre chaque phrase pour prendre une inspiration. Il s'aidait d'une canne. À nouveau, Julie fut touchée de le voir si vulnérable. Elle n'en oublia pas pour autant l'importance de ce moment.
— Comment dois-je réveiller l'énergie ? demanda-t-elle en posant une main sur son bas-ventre.
— Je n'ai pas la réponse. Le Protecteur n'a qu'un but : te tuer. Il n'y a que de cette manière qu'il pourra sauvegarder la lumière qui vit en toi et empêcher les fédéraux de la posséder. Tant que cette énergie sera dans la réalité du relatif, les mondes risqueront leur chute. C'est pour ça qu'il doit la faire basculer dans l'Absolu pour être sûr que l'Ombre ne puisse pas l'avoir.
— Je ne suis pas certaine de comprendre.
— Je sais, mais je n'ai pas le temps de t'expliquer les notions aussi fondamentales que sont les mondes du relatif et de l'absolu. Iliane aurait dû le faire avant. Pour faire court, il existe deux réalités. Le monde qui nous entoure est celui du relatif. C'est-à-dire que tout a besoin d'autre chose pour exister. Nous vivons notre expérience sur la Terre dans des corps physiques, dans un univers régi par des lois. Cette relativité est sujette à des comparatifs. C'est grâce à cela que quelque chose est grand ou petit, fin ou épais, à gauche ou à droite. Et en dehors... ailleurs... il existe le monde de l'Absolu, qui est la réalité cachée derrière le nôtre. C'est de là que nous venons avant notre naissance. Être absolu signifie que tu existes par toi-même, sans dépendance avec ce qui t'entoure. Ce qui est absolu n'a besoin d'aucune condition, ni de relation pour être. Cet état ne dépend d'aucune autre chose et est indépendant à toute condition temporelle ou spatiale, qui n'existe donc pas. L'expérience de la mort est un leurre. Quand nous quittons nos enveloppes charnelles, le voyage se poursuit jusqu'au monde de l'Absolu, là où tout n'est qu'amour.
— Ce qui signifie que pour faire basculer cette énergie dans le monde de l'Absolu... le protecteur de cette énergie devra me tuer !
— C'est ce que je t'ai dit, oui.
Les mots du prêtre avaient glissé un doute dans son esprit.
— Mais... hésita-t-elle. Iliane ne souhaitait pas m'emmener dans le monde de l'Absolu, n'est-ce pas ? Je veux dire, les Grands domaines sont bien réels ? Je ne devais pas suivre Iliane jusqu'à dans la mort, si ?
Le père Pascal éclata de rire, d'un rire fragile et fatigué.
— Tu me demandes si... enfin Julie, je t'ai dit que ton père faisait des allers-retours entre cette ville et Luciano. Tu crois qu'il avait trouvé un moyen de revenir d'entre les morts ?
Le vieil homme repartit d'un léger rire.
— Iliane y est bien parvenu, lui, se défendit-elle.
Julie, d'abord honteuse d'avoir posé cette question, sourit malgré elle lorsque le prêtre se figea. Elle l'avait mouchée. Il redevint sérieux et décréta :
— Suis-moi, nous sommes invités. Et avant de me dire que tu ne veux pas, sache que dans ce cas, c'est elle qui viendra te chercher. Souhaites-tu vraiment la contrarier ?
Sans attendre de réponse,le père Pascal clopina doucement vers le lac et s'approcha desbateaux-restaurants qui demeuraient à quai.