Chapitre 46 - 18h43

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Quand Julie quitta le restaurant, elle s'arrêta brutalement sur la passerelle, à nouveau confrontée au choc des températures. Elle s'était finalement habituée à l'air froid et sec de l'intérieur. Dehors, alors que le soleil continuait sa descente, il régnait encore une chaleur étouffante. Elle pivota sur elle-même et leva les yeux. La basilique n'était pas réapparue, toujours masquée par cette épaisse fumée qui recouvrait les hauteurs de la ville. Son cœur se serra. Allait-elle finir par s'écrouler ? Allait-elle disparaître du paysage ?

La première chose qu'elle souhaitait faire était de s'approcher des vieilles prisons. Julie fit quelques pas dans leur direction. Elle devait tester la connexion qui la liait à Iliane. Elle savait que c'était dans ce musée, fermé pour l'occasion, qu'il était retenu captif. La galerie était certainement devenue l'endroit le plus surveillé de la ville. L'Ombre avait pris possession de cet endroit, Julie le sentait.

Elle traversa la route qui séparait les bords du lac des vieux quartiers. Les vieilles prisons étaient dans son champ de vision. Le bâtiment était sur la rivière, qu'il fendait en deux. Les agents étaient à l'intérieur. Elle le savait. Elle ne voulait pas recroiser la route de Dave ou d'un des jumeaux. Alors, elle espérait qu'en se mettant sur le pont qui lui faisait face, elle pourrait exploiter leur connexion. Elle marchait doucement, un pas après l'autre. Elle était moins faible que tout à l'heure. Quand elle arriva sur le pont, son pouls s'accéléra. La manœuvre était dangereuse. Si elle essayait d'orienter ses pensées vers le musée, Julie avait toutes les chances d'être également repérée par l'agent Dan, qui lui aussi maîtrisait son esprit. Elle bouscula les touristes qui se prenaient en photo devant le bâtiment pour lui faire face.

Elle ferma les yeux et elle se remémora les quelques mots que Dave et le père Pascal avaient échangés concernant la captivité d'Iliane. Le prêtre s'était montré inquiet.

— Vous êtes certains qu'Iliane ne peut pas vous échapper ? Je ne puis le neutraliser moi-même et je ne pourrai pas l'affaiblir une seconde fois, car désormais, il se méfiera de moi.

— Nous ne pouvons contrer un être qui dématérialise son corps, avait objecté Dave, mal à l'aise. Nous l'avons attachée, sanglé... mais ses liens n'entravent que son corps. Et nous savons que face à cette réalité physique et matérielle, l'esprit est supérieur. Pour l'instant, il est là, mais il peut très bien retourner dans les Grands Domaines dans la seconde qui suit. Mais il ne le fera pas. Il est bloqué. Il ne peut pas abandonner Julie et Théo derrière lui. Et même dans le cas où il espérerait nous fausser compagnie pour recouvrer ses forces, mes agents sont présents. S'ils le voient revenir à lui, ils ont ordre de lui infliger des blessures physiques pour tenter de paralyser son esprit. Mais nous n'en sommes pas là. Pour l'instant, il n'est pas dans cette optique. Il est encore affaibli. Il est couché, gémissant. L'agent Daniel a modifié sa perception de son environnement et Iliane se croit dans une cellule immonde, puant la pisse et la merde, grouillant de rats et de cafards, plongé dans l'obscurité et l'humidité. Je pense que ces longues décennies de traque qui l'on contraint à se fermer dans les Grands domaines ont beaucoup pesé. Aujourd'hui, Iliane est épuisé. Et il marmonne inlassablement qu'il doit « déposer les armes », selon son expression. Jusqu'au bout, il tient à rester quelqu'un d'unique ; un modèle pour nous tous.

Julie essaya de vider son esprit. Comment le pouvait-elle quand elle imaginait les conditions dans lesquelles Iliane se croyait ? Il fallait qu'elle lui envoie une pensée, un message. Il devait disparaître, fuir. Elle ne comprenait pas pourquoi il abandonnait. Alors malgré le brouhaha que faisaient les touristes autour, elle tenta de se concentrer. Tant pis si elle prenait le risque que ses pensées soient interceptées par les autres agents, elle devait rétablir le contact.

— Julie ! s'écria une voix horriblement familière.

La jeune femme ne la vit pas immédiatement à cause de l'incroyable monde qui peuplait la ville, mais elle savait que ce qu'elle avait tant redouté été arrivé. Julie l'imagina fendant la foule, bousculant les malheureux qui se trouvaient sur son passage. C'était normal, après tout, que sa meilleure amie soit dans les parages. Julie se doutait que Sarah devait être contrariée. Julie était près de la brasserie où David avait rassemblé ses amis. Le regard de Julie restait fixé sur les vieilles prisons. Elle prit alors une décision. Elle bondit sur ses pieds et détala en entendant son prénom hurler derrière elle.

Elle sprinta, en slalomant entre la marée humaine, en puisant dans ses maigres ressources. Elle courut aussi vite qu'elle le put et le plus loin. Tout ce qui comptait était de mettre le plus de distance entre elle et son amie. Si Julie n'était pas une grande sportive et qu'elle sentait déjà un point lui paralyser le côté, elle savait que Sarah l'était encore moins et qu'elle ne tiendrait pas l'effort. Julie poursuivit malgré tout... jusqu'à ce que son corps lâche et que de petites taches noires explosent dans son champ de vision. Alors, elle ralentit et s'arrêta. Sa tête lui tournait. Elle avait chaud. Les températures étaient si élevées que la jeune femme avait du mal à retrouver son souffle. Son cœur battait trop vite. Son estomac se contracta. Elle écarta les jambes, courba le dos, inclina le cou, prête à dégobiller.

Doucement, la crise passa. Et doucement, Julie reprit sa marche. Elle n'avait pas couru longtemps. Elle était toujours en bordure de la vieille ville, mais s'était radicalement éloignée du lac. Elle franchit une énorme arche, tout en pierre, à même un bâtiment, ressemblant à un rempart des temps anciens. Il y avait là la police municipale, mais Julie ne lui accorda aucun regard. Elle traversa le coin, prit une passerelle métallique qui enjambait la rivière. Elle arriva aux jardins de l'évêché. Cet après-midi, les annéciens avaient pris possession des jeux. De jeunes parents y avaient emmené leurs bambins. Face au parc, il y avait des commerces : des magasins et des bars branchés.

Julie s'approchait des bancs qui juxtaposaient les barrières de l'aire des enfants. Il n'y en avait pas de libre, alors elle s'installa vers celui qui était occupé par une grand-mère, l'attention rivée sur son téléphone portable. Julie avait besoin de s'asseoir et de faire un break. Il fallait qu'elle réfléchisse à tout ce qui s'était passé jusque-là. Peut-être Iliane lui avait-il donné des indications sur comment vaincre son Protecteur. Et d'abord, où était ce dernier ? Pourquoi la laissait-il si souvent seule ? Quand voudrait-il qu'ait lieu l'affrontement ? Julie aurait aimé savoir de combien de temps elle disposait.

Que devait-elle faire ? Julie devait-elle essayer de contacter l'Ordre ? Les agents fédéraux connaissaient les points de passage vers les Grands domaines. Ils allaient envahir ce monde secret dans les prochaines heures. Devait-elle tenter de retrouver Lucas et Louis ? Où partir à la recherche de Théo ? Iliane avait vu ce garçon comme étant une arme.

Théo.

Théo avait été enfermé par l'Agence Gouvernementale. Depuis combien de temps avait-il été arraché à sa famille ? Ses parents s'inquiétaient-ils pour lui ? Savaient-ils ce qu'il était devenu ? Julie en doutait. Pendant tout le temps qu'avait duré sa détention, l'enfant n'avait été qu'un rat de laboratoire. Mais il était parvenu à s'enfuir. Julie se souvenait des paroles d'Iliane, au tout début de la journée. Théo s'était échappé de cet enfer, mais il y avait aussi vaincu le diable.

Il y avait là une information à retenir.

Théo avait affronté son Protecteur là-bas. Iliane avait combattu le sien, bien des années auparavant. Ils avaient vaincu une seule et même entité démoniaque. Comment avaient-ils fait ? Sans être préparés, ils avaient gagné. Julie, quant à elle, savait ce qui allait arriver, même si son esprit refusait encore d'imaginer le pire. Malgré cela, elle n'avait aucune idée de ce qui lui manquait.

David lui avait dit de devenir un être de lumière.

Mais comment y arriver ? Elle était gagnée par le découragement. Elle était exténuée. Quand se terminerait cette interminable journée ?

Julie était complètement perdue.

Luciano et le retour de la lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant