Chapitre 14 - 11h30

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Le trajet jusqu'à la maison familiale s'était fait dans la mauvaise humeur. Julie avait avancé en tête, et avait senti le regard plein de reproches de Yann dans son dos. Il avait essayé de lui poser des questions, mais elle n'y avait pas répondu. Elle avait conscience que ses actes l'avaient blessé. Sarah avait fermé la marche, râlant et pestant autant que possible. Elle jurait qu'on ne la reprendrait plus à sortir de la maison avant plusieurs jours.

Tandis que Julie arrivait dans le lotissement, elle se tourna vers Yann et lui demanda s'il avait réussi à parler avec Romain et s'il avait obtenu des explications sur sa volonté d'être placé. Il mit plusieurs secondes avant de répondre. Oui, il avait trouvé le temps d'aller le voir, mais l'adolescent était resté muet. D'après lui, l'adolescent cachait quelque chose. Il émit la possibilité que Romain puisse cacher les secrets d'un autre.

Julie repensa à ce qu'avait dit son petit frère lorsqu'elle l'avait croisé : Chris n'a que ce qu'il mérite. Il ne vous a dit que sa version. Et cela la rendait mal à l'aise. Était-ce lui que Romain protégeait ? Était-ce lui qui leur cachait quelque chose ? Et même s'il avait un secret, il en avait le droit. Julie pouvait l'accepter. Mais, quelle que soit cette information, quel rapport pouvait-il y avoir avec Romain ? Ce dernier avait quand même demandé son placement dans un foyer... Ce qui était une décision extrême. Malgré ce qu'il disait, Chris pouvait-il avoir sa responsabilité dans cette terrible décision ?

— Je ne le laisserais pas être placé, avait déclaré Julie.

— L'eau... Le frigo...

Sarah referma la porte de la maison et tituba vers l'entrée. Julie était devant et fonça dans la cuisine, en sortant trois verres. Elle n'ouvrit pas le robinet. Elle savait que l'eau avait été coupée. La canicule, qui s'éternisait sur le pays, avait entrainée des restrictions. Dans toutes les régions touchées par les sècheresses, des mesures avaient été prises, drastiques. L'eau douce se raréfiait. Les principaux glaciers s'épuisaient plus vite que prévu dans les Alpes et les nappes phréatiques peinaient à se renouveler. C'était la troisième année consécutive où l'État rationnait cette ressource pourtant vitale. La première année, la coupure avait eu lieu de midi à dix-huit heures et n'avait impacté que quelques semaines d'aout. L'an passé, la situation avait empiré. Les heures de restriction s'étaient élargies de dix heures à vingt heures et avaient commencé dès mi-juin pendant deux longs mois interminables. Les jours de pluie avaient été anecdotiques. Et cette année, les météorologues parlaient de chaleur record pour la planète. Les austérités avaient débuté en mai et ne devaient pas s'achever avant septembre. Et tous les ans, de nouvelles régions de l'Union européenne passaient dans les zones rouges.

Sarah entra dans la cuisine, son t-shirt trempé de sueur, le visage écarlate, la respiration saccadée. Julie lui tendit un verre qu'elle venait de remplir avec une bouteille bien fraiche. Encore une fois, c'est Sarah qui s'occupait de la logistique. C'est elle qui mettait le réveil à l'aube et qui levait tout le monde, pour que tous puissent prendre leurs douches dans le temps impartis. C'est elle qui veillait, tous les matins, à remplir les récipients d'eau pour parer au besoin de la journée, et de les stocker dans le frigidaire. Elle se chargeait de tellement de tâches dans cette maison. Elle avait bien pris ses marques depuis quelque temps. Tandis que les trois jeunes gens apprécièrent le rafraichissement, le silence s'installa. Pourtant, Julie sentait le regard de ces deux amis braquer sur elle.

— Est-ce que tu vas finir par nous parler ? demanda Yann.

Julie ne répondit pas immédiatement. Elle but son verre d'eau, puis un second. Le silence s'éternisa. Au ton qu'il avait pris, elle savait que la colère était passée. Il voulait comprendre. C'était normal. N'aurait-elle pas été dans le même état, si elle l'avait surprise se promenant avec une inconnue ? Pouvait-elle lui reprocher son attitude ?

— Je ne voulais pas te faire de mal.

— Je ne saisis pas. Tu as pourtant tout ce que tu veux. Je te considère de la meilleure des manières. Est-ce que tu flirtes avec lui parce qu'il y a quelque chose qui te manque entre nous ? J'ai engagé notre relation. Il est important que nous soyons mariés avant d'appréhender certaines choses. J'espérais tellement que tu fasse preuve de patience mais je crois que je me suis trompé.

Yann n'y était pas du tout. Elle l'avait toujours respectée lui et ses obligations religieuses. Elle leur trouvait même un côté charmant. Yann était un chrétien pratiquant, issu d'une longue famille encrée dans la foi. L'acte d'amour ne devait être consommé qu'après un mariage. Yann avait des principes. Il n'était pas contraint d'aller à l'église en famille, tous les dimanches matin, mais il s'y rendait par plaisir. Il n'était pas obligé de porter cette énorme croix en or autour du cou, cachée sous sa chemise mais c'était par fierté qu'il la gardait. Parce qu'il croyait en son symbole. À chaque fois que Yann avait emmené Julie en week-end en amoureux, ils passaient systématiquement une demi-journée dans un bâtiment religieux, pour assister à la messe.

— On s'est rencontré à la fête du lac, par hasard, expliqua Julie. Il n'habite pas ici. Il repart ce soir. Il n'y a rien entre nous. Mais, je ne sais plus comment te le faire comprendre... On en a déjà parlé ce matin. Les choses ne sont plus pareilles entre nous. Tu as bien remarqué que notre complicité n'était plus.

— Tu es celle qu'il me faut. Je ne me serais jamais engagé si je n'avais pas été certain que tu seras là à mon retour. Tu dois juste nous laisser du temps... Je suis conscient des sacrifices que tu fais. Je suis d'accord que tu ne mérites pas mes absences mais nous sommes plus forts que ça. Nous sommes fiancés. Tu portes ma bague.

— Assez ! s'écria-t-elle, en ôtant le bijou de son doigt, et en le posant sur la table.

Julie en avait marre. Elle était fatiguée. Elle avait besoin de s'isoler dans sa chambre. Mais, la porte d'entrée s'ouvrit. Christopher s'avança, l'air hagard, le regard vide. Tel un zombie, il marcha jusqu'à la cuisine, où il s'affala sur l'une des chaises. Il n'allait pas bien. Quelque chose s'était passé. Il se tourna vers Sarah et se mit à pleurer.

Julie l'avait toujours vu son ainé comme étant un homme fort et puissant, qui n'avait pas hésité à défier le Juge des Enfants et les Harpies, pour obtenir leurs gardes à elle et à Romain, à la mort de leur père. Il s'était dressé contre le magistrat et les services sociaux. Ses pleurs s'arrêtèrent progressivement mais il garda le silence. Ses yeux étaient rougis et creusés. Son regard éteint.

— Que s'est-il passé ? demanda Sarah. Julie apporte lui de l'eau.

Cette dernière s'exécuta. Elle déposa sur un verre la table.

— Il était là. Il m'attendait.

— Qui ? fit-elle.

Sarah se tourna vers elle, l'air impatient :

— Fais un effort de compréhension et arrête de le couper.

— Il était dans sa voiture.

Mais, Julie insista.

— Il parle du père à Élodie, fit Sarah, exaspéré. C'est pourtant clair.

Chris se tourna vers elle, et se cramponna à sa main.

— Il voulait me dire qu'elle l'avait fait.

Sa voix se brisa et il baissait la tête.

— Quoi, Chris ? Qu'est-ce qu'elle a fait ?

— Elle s'est fait avorter, répondit Sarah, d'un ton froid. Maintenant, on peut le faire chez soi, avec seulement deux comprimés.

— C'est horrible ! s'écria naïvement Julie.

Sa meilleure amie prit Chris dans ses bras et le maintint bloqué contre elle. Julie les observa, se sentant mal à l'aise de les voir aussi proches. Il y avait quelque chose de gênant. Même Yann semblait étonné par leur comportement.


Luciano et le retour de la lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant