Chapitre 6 {I}

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 — Ça s'est bien passé ta discussion avec Leigh ?

 Lysandre fit tomber sa tête en arrière, sur le haut du canapé. Les bras croisés, il regardait le plafond.

 — Oui.
 — Vraiment ?

 Il perçut sans mal le doute dans la voix de son ami, ce dernier étant occupé à gratter quelques accords sur sa guitare à l'autre bout de la pièce. Ce n'était pas bien difficile de comprendre ce qui le rendait aussi perplexe, compte tenu la situation. Lysandre, lui-même, se demandait s'il n'était pas en train de mentir.

 — Oui, vraiment.

 Après une seconde de silence, il se redressa du canapé et fit quelques pas.

 — Apparemment il se doutait que j'allais vendre la ferme dans son dos lorsqu'il m'a cédé ses parts.

 Ça ne voulait pas dire qu'il n'était pas déçu que Lysandre ne lui en ait pas parlé avant, ni que ça n'allait pas avoir d'impact sur leur relation. Mais ils avaient parlé calmement, sans se disputer, ce qui n'était pas arrivé depuis des années.

 — On va prendre nos distances à partir de maintenant, ajouta-t-il en observant la paume de sa main comme s'il pouvait y trouver toutes les réponses à ses questions.
 — C'est mieux pour vous deux, répondit Castiel. Tu ne peux pas continuer à vivre dans son ombre éternellement.

 Lysandre soupira et serra le point.

 — Je sais.

 Le compositeur traversa le salon pour se mettre à la fenêtre quelques instants. L'appartement de Castiel était particulièrement agréable. Il se dégageait du lieu de bonnes vibrations, comme celles qui dansaient encore sur scène lorsqu'un concert était terminé. La moindre parcelle de mur était occupée par des posters dédicacés, des disques d'or d'obscurs labels ou des guitares stylisées. Sur les meubles figuraient aussi des souvenirs de voyage comme des répliques de taxis new-yorkais, des tickets de bus ou des stylos aux couleurs de drapeaux étrangers. La décoration n'était composée que de souvenirs et de matériel de musique. Une partie des vêtements de Castiel était encore dans des valises, au pied de son lit. Le canapé qu'il lui prêtait pour dormir paraissait neuf alors que les autres meubles avaient visiblement difficilement résisté à Démon.
 Lysandre savait qu'il s'agissait du premier pied à terre de Castiel depuis longtemps. Il aurait vraiment aimé que cet appartement soit le sien ; que ces souvenirs lui appartiennent. En presque quatre ans, il avait l'impression de n'avoir rien fait, d'avoir perdu son temps. Cette idée le rendait amer, lui qui voulait seulement embrasser de nouvelles perspectives d'avenir. La jalousie n'était pas une émotion qu'il souhaitait ressentir, encore moins envers son meilleur ami. Il avait déjà passé des années de sa vie à jalouser son frère ; sa carrière, son appartement, sa petite-amie, toute sa vie. Ce n'était pas le moment de recommencer.
 Lysandre devait apprendre à vivre sans lui.

 — Et Rosalya ? Tu l'as vue ?

 Le compositeur se retourna vers son ami qui posait sur lui un regard sévère – un regard qui disait « Je sais très bien ce que tu as fait ».

 — Elle n'était pas là.

 Encore une fois, ce n'était pas un mensonge, même si ça pouvait y ressembler. C'était trop beau pour être vrai ; qu'au delà de la discussion un peu trop facile avec son frère, il n'ait même pas eu à se confronter à la personne qu'il évitait depuis des mois.

 — Ça t'arrange, hein, railla Castiel en se levant de son siège pour poser sa guitare. Maintenant que tu es revenu en ville, ça va être difficile de l'éviter. C'est pas comme si c'était très grand. Elle était au concert, d'ailleurs. Tu ne l'as pas croisée ?

 Lysandre recommença à regarder par la fenêtre, comme si Castiel n'avait rien dit. Il faisait gris, ce jour-là, et la chaleur moite de l'appartement laissait supposer qu'un orage allait bientôt arriver.

 — Je te savais pas aussi lâche.

 Castiel avait toujours été plus franc que lui.
 Lysandre, lui, se savait lâche. Qu'on le dise à sa place ne rendait pas la chose plus facile.

 — J'irai lui parler une autre fois.
 — Ouais c'est ça, rit Castiel, ironique. Leigh est au courant ?
 — Non.

 Ou peut-être que si. Après tout, en allant chez eux, Lysandre avait rapidement compris à l'état de « sa » chambre qu'elle était occupée par quelqu'un d'autre. Le fait que le couple fasse chambre à part n'avait pas été très compliqué à comprendre. Ça n'avait fait que renforcer son envie de couper les ponts avec eux, au moins pendant un temps. Même si la ville était petite, et même s'il venait à tomber sur Rosalya, ça ne signifiait pas qu'ils devraient s'expliquer. Lysandre savait qu'il l'avait déçue en cessant de lui parler pendant ces quelques mois, mais il se doutait également qu'elle ne souhaiterait pas parler du secret qui avait tout déclenché.
 Ne dis rien à Leigh, je t'en supplie.

 — Bon, s'exclama Castiel en venant à sa hauteur. Maintenant que ça, c'est réglé, on va pouvoir commencer les choses sérieuses.
 — Je ne souhaite pas que tu parles de moi à ta productrice, répondit Lysandre sans le regarder, devinant parfaitement de quoi il parlait. Je ne veux pas que tu te mettes dans une position inconfortable pour moi.

 Son ami soupira et s'adossa au meuble sous la fenêtre, à sa gauche.

 — Pourquoi ça me mettrait forcément dans une situation inconfortable ? Je n'ai rien à perdre à parler de toi.
 — Tu perdrais en crédibilité si le rendez-vous venait à mal se passer, trancha sèchement Lysandre, agacé par le sujet.
 — Et pourquoi ça se passerait mal ? Ma manager a déjà adoré tes morceaux.

 Le compositeur fronça les sourcils, daignant enfin offrir son regard vairon à Castiel. Il croisa les bras, hésitant.

 — C'est vrai ?
 — Je te jure, je lui ai présenté cette semaine et elle a beaucoup aimé. Elle dit que ça pourrait figurer sur le prochain album. Elle a même demandé si ce ne serait pas possible que tu en composes d'autres.

 Lysandre sentit une chaleur envahir sa poitrine, jusqu'à son ventre. Est-ce qu'une professionnelle du milieu avait réellement pu apprécier ses compositions, à lui, qui n'avait rien vu d'autre du monde qu'un village de campagne ? Est-ce qu'il pouvait vraiment faire le poids face aux créations d'un musicien qui avait autant voyagé ?
 Lysandre se pinça les lèvres.

 — Les autres vont pas tarder à arriver, on peut en reparler après si tu veux.

 Exceptionnellement, ce jour-là, les membres du groupe se réunissaient tous chez Castiel. Le compositeur avait déjà prévu d'aller dans une bibliothèque pour chercher du travail, jusqu'ici s'intéressant surtout aux offres de professeur particulier de solfège. Enseigner la musique lui paraissait être un métier merveilleux, dans lequel il pourrait s'épanouir. Néanmoins, sans diplôme autre que celui du lycée, personne ne voulait l'embaucher. Avoir une autre possibilité de travailler dans la musique, dans le même label que son meilleur ami, serait formidable.
 Presque trop beau pour être vrai.

 — D'accord, dit Lysandre dans un sourire discret.

 Au même moment, des coups se firent entendre à la porte. Castiel cria à l'invité d'entrer et ce fut aux trois membres du groupes, trempés jusqu'aux os, de pénétrer dans l'appartement. Maxence, le bassiste, s'amusait à secouer ses cheveux sur Jamila, la guitariste, dans des éclats de rire. Alban, à bonne distance d'eux, avait encore dans la bouche une cigarette qui n'avait pas dû apprécier la soudaine pluie puisqu'elle était tordue en deux.

 — He bah, s'exclama Castiel en allant vers eux. Vous êtes venus à pieds ou quoi ?
 — Mais même pas ! se plaignit Jamila en éloignant Maxence d'un coup d'écharpe trempée. Le taxi nous a déposé au bout de la rue mais ça s'est mis à pleuvoir d'un coup, on a pas compris.

 Alban leva les yeux au ciel, comme si seulement d'être en présence des deux autres était un calvaire sans précédent, et enleva son long manteau en velours qui cachait une robe noire de style gothique et des collants rayés noirs et rouges. Il soupira de plus belle lorsque Castiel lui ordonna d'enlever ses bottes pleines de boue avant de pénétrer dans le salon. Jamila à son tour enleva sa veste, laissant Maxence la lui prendre comme un prince, et sauta joyeusement sur le siège le plus proche. Ses cheveux noirs frisaient dans son chignon à cause de l'humidité.

 — Ah, je te reconnais, dit-elle à Lysandre. T'es le pote de lycée de Castiel ? Ça va bien ?

 Ce dernier répondit à l'affirmative dans un sourire. Alban alla s'asseoir sur le canapé sans un bonjour, pour ne pas changer. Le gel lavé par la pluie, ses cheveux décolorés lui tombaient sur toute la partie droite de son visage, ce qui semblait l'agacer au plus haut point. Maxence vint ensuite se positionner devant Lysandre. Ce dernier avait oublié à quel point le bassiste de Crowstorm était grand, le dépassant largement d'une tête. C'était également le seul à être venu sans manteau, puisqu'il ne portait qu'un pull à col roulé. Bien que Maxence souriait à pleine dent, son regard lui donnait une impression étrange.

 — Je vais rentrer Démon, dit Castiel en enfilant ses bottes mais sans prendre la peine de mettre son manteau, malgré les trombes d'eau qui tombaient désormais.

 Démon avait l'habitude de rester à l'extérieur, sur sa terrasse. Tandis que la porte claquait, tout le monde commença à prendre ses aises. Même si en une douzaine de jours, Lysandre ne les avait jamais vus à l'appartement, il était clair qu'ils y avaient leurs habitudes. Alors même qu'il vivait ici désormais, c'était lui qui était clairement de trop. Castiel lui avait bien dit qu'il pouvait rester avec eux s'il le souhaitait, mais cela ne faisait que le conforter dans son projet de les laisser seuls.
 Il ne souhaitait plus vivre dans l'ombre de son frère, ce n'était pas pour commencer à courir après celle de Castiel.

 — C'est toi le compositeur de la dernière fois ? demanda Maxence, toujours ce sourire étrange aux lèvres.

 Maxence avait énormément de charisme, de prestance. Tout le monde l'écoutait et il dégageait cette envie de devenir ami avec lui ; Lysandre l'avait senti, même en le peu de temps qu'ils avaient passé ensemble. Castiel, à côté, faisait plus discret et effacé. Il ne se mettait pas en avant et ne parlait pas beaucoup de lui. Pourtant, lorsqu'ils montaient sur scène, c'était Castiel qui reprenait le contrôle. C'était lui qui brillait.
 À cet instant précis, Maxence donnait pourtant l'impression d'occuper toute la pièce. Il avait frappé l'espace comme la lumière d'un éclair dans la nuit.

 — Castiel nous a dit que tu vivais chez lui.

 Maxence fit quelques pas, les mains dans le dos, et le dépassa. Il semblait se balader, comme cherchant quelque chose, et se dirigea vers le bureau. Castiel avait demandé à Lysandre de ne pas y toucher, car il y rangeait ses compositions et documents personnels, mais le compositeur ignorait ce que Maxence avait le droit de faire ou non. Après tout, ils étaient dans le même groupe. Peut-être que les compositions qu'il lui gardait secrètes, Castiel les lui faisait écouter, à lui.
 Lysandre vint tout de même à sa hauteur et Maxence commença à parler d'une voix très basse, comme pour ne pas déranger Jamila et Alban, occupés sur leur téléphone.

 — C'est toi qui lui a tout appris alors ?
 — Je ne crois pas lui avoir appris quoi que ce soit.
 — Quel faux modeste ! s'exclama Maxence en lui donna un léger coup de coude.

 Le bassiste ouvrit le premier tiroir du bureau et, bien que Lysandre savait qu'il n'avait pas vraiment le droit de regarder, la curiosité le titilla. Légèrement déçu, il observa Maxence sortir la simple enveloppe qui contenait ses propres compositions ; rien qu'il ne connaissait pas déjà, donc.

 — Castiel compose de bons trucs, c'est vrai. Il nous a dit que du bien de toi. Genre que tu es son modèle, qu'il serait jamais devenu l'auteur-compositeur-interprète qu'il est maintenant si tu n'avais pas été là.

 Les compliments semblaient sincères mais Lysandre n'arrivait pas à se sentir à l'aise, seul avec lui. C'était comme si Maxence cherchait à lui faire comprendre quelque chose, sans qu'il ne parvienne à deviner quoi. Est-ce que Castiel avait vraiment dit ça de lui ? Si c'était le cas, il en était heureux, mais de la bouche de Maxence, la saveur était différente. Hypocrite, ou ironique.
 Le bassiste se pencha vers lui, braquant ses yeux sombres dans les siens, comme pour guetter une réaction de sa part à ce qu'il allait dire.

 — Ses dernières compositions sont vraiment au dessus du lot. De t'avoir revu, ça a dû l'inspirer.

 Il ne lui disait pas ça par hasard, pas vrai ?

 — Apparemment il a écrit ça en une nuit, comme ça, au crayon. Tu imagines ? Ça a vraiment beaucoup impressionné notre manager.

 Maxence lui glissa l'enveloppe dans les mains, parlant de plus en plus bas.

 — Qu'est-ce que tu en penses, toi ?

 Et Lysandre ouvrit l'enveloppe, sans réfléchir, presque instinctivement. Il ouvrit cette simple enveloppe kraft qui contenait ses compositions, celles qu'il avait recopiées au crayon à papier dans le bus pour venir jusqu'ici. Il regarda en bas, à droite, là où il avait apposé une simple signature, pour constater qu'elle n'y était plus.

 — Quelle horreur cette pluie, putain ! s'énerva Castiel dans l'entrée en retenant un Démon couvert de boue.

 Sans qu'il n'ait le temps de réagir, Maxence lui reprit vivement les compositions des mains, les remit dans l'enveloppe pour les rangea dans le bureau.

 — Bah alors ! Tu nous emmerdes pour trois gouttes de pluie sur ton tapis mais alors ton clebs tu lui accordes tout ? s'amusa Maxence, l'air de rien, en allant s'asseoir sur le canapé.
 — Ouais, lui il vit ici, répondit sèchement Castiel, un léger sourire aux lèvres.

 Lysandre déglutit et s'éloigna du bureau. Sa tête le lançait furieusement. Castiel enleva ses chaussures et entra dans le salon. Tandis qu'il s'asseyait sur le dernier fauteuil de libre, il leva les yeux vers Lysandre.

 — Alors tu restes avec nous ?

 Le compositeur jeta un coup d'œil à Maxence qui, lui, fit semblant de l'ignorer, son bras autour des épaules d'Alban.
 Lysandre observa Castiel et sourit.

 — Non, je vais y aller. J'ai des choses à faire.
 — T'es sérieux ? s'agaça Castiel. Il pleut des cordes. Si c'est pour tes recherches de boulot, tu peux emprunter mon ordi.

 Lysandre descendit dans l'entrée et enfila ses chaussures.

 — Ne t'inquiète pas pour moi.

 Castiel continua à pester, comme quoi il était vraiment borné et que ça n'avait pas changé depuis le lycée, mais Lysandre l'ignora. Il dit au revoir à tout le monde en enfilant son manteau et emprunta un parapluie. Il devait sortir, prendre l'air, même sous la pluie, ça n'avait pas d'importance. Il devait seulement partir loin de lui.
 Pas de Castiel, non. Loin de Maxence, dont le sourire mesquin lorsqu'il avait ouvert la porte pour sortir ne lui avait pas échappé.

Fallen {Amour Sucré Campus Life}Where stories live. Discover now