Chapitre 3 {II}

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 Olympe peinait à suivre la conversation avec ses amies, entre les clients, Hyun, Clémence et les verres propres qu'elle essuyait sans réfléchir pour faire croire qu'elle était occupée. Récupérer de son dernier accrochage avec Nathaniel n'était pas la chose à plus facile, surtout elle qui se refusait à en parler à qui que ce soit. Ce sont mes affaires, pensait-elle, c'est à moi d'assumer ce qu'il s'est passé.
 Lorsque Clémence n'était pas sur son dos à la critiquer, Hyun venait la voir pour la rassurer de manière excessive, et entre temps ses amies continuaient désespérément d'attirer son attention. Ce jour-là n'était pas particulièrement difficile ; en vérité, à l'exception de ses trois camarades au comptoir, il n'y avait que trois autres tables, dont deux occupées par des étudiants ayant commandé des cafés dans le seul but de rester ici étudier toute la journée. Aussi, il n'était pas particulièrement surprenant que ses amies en profitent pour rester là et papoter ; mais dans ce climat-là, impossible de se détendre. Hyun avait raison. Ils marchaient beaucoup mieux tous les deux lorsque la patronne n'était pas là. Elle n'osait même pas imaginer comment ça devait se passer les jours où elle ne travaillait pas.

 — Bon t'as pas un peu fini avec ces verres ? Ça fait trois heures que t'es dessus là.

 Olympe soupira intérieurement, se promettant de ne pas montrer son agacement. Priya, Rosalya et Chani, assises en face d'elles, échangèrent un regard lourd de sens.

 — Tu vois pas qu'il y a plein de choses à faire ?!

 Comme quoi ? pensa-t-elle. Les clients ne commandaient plus rien depuis une heure, Hyun avait déjà redressé toutes les tables vides, Olympe avait profité de son temps derrière le comptoir pour tout nettoyer à l'avance et Clémence restait seulement là, à l'observer. La jeune femme ne supportait pas cette façon stupide de demander à voir les gens travailler même lorsqu'il n'y avait rien à faire de particulier, elle qui n'avait même pas droit à une pause café et se faisait engueuler si elle restait trop longtemps aux toilettes. Olympe avait déjà travaillé à plusieurs endroits mais c'était la première fois qu'on la traitait comme ça. C'était d'autant plus frappant en comparaison à la façon dont Clémence s'adressait à Hyun.

 — Va remplacer Hyun en salle. C'est lui qui court partout depuis tout à l'heure pendant que toi tu restes là à rien faire à part discuter avec tes amies !

 Olympe reposa le verre qu'elle avait dans la main si brutalement sur le comptoir qu'elle cru l'avoir cassé sur le moment. Puis, ignorant l'énième hurlement de Clémence (« Et maintenant elle brise mes verres celle-là ! On aura tout vu ! »), fit signe à Hyun qu'elle allait le remplacer en salle à ne rien faire. Sous son air désolé, elle commença à nettoyer des tables déjà propres et embêter des clients qui ne voulaient plus commander en leur proposant quand même quelque chose à boire. Agacée par sa patronne, elle écoutait d'une oreille distraite ses amies reprendre leur conversation.
 Au bout d'une demi-heure, Clémence quitta le café et l'atmosphère se détendit enfin. Olympe reprit sa place derrière le comptoir, des éclairs à la place des yeux.

 — Et bah... c'est quoi cette vieille peau ? demanda Rosalya.
 — Tu parles d'une sale vieille pouf, s'énerva Olympe, ce qui ne manqua pas de faire rire son amie qui ne l'entendait jamais jurer de cette manière. Et tout le temps c'est comme ça, j'en peux plus.
 — Et pourtant on l'a entendu, elle est toute gentille avec ton collègue... à croire qu'elle aimerait bien le voir tout nu derrière son uniforme, plaisanta Chani, l'amie de Priya.

 La jeune femme l'avait rencontré quelques jours plus tôt et apparemment elle était dans la même filière d'Histoire de l'Art. Originale, Olympe appréciait son humour cinglant et cynique.
 A la remarque de Chani, Hyun fonça dans les cuisines, visiblement embarrassé. Même si elle avait rit sur le moment, elle se rendit compte que ça ne devait pas être facile pour lui non plus. Toutes ces fois où Clémence l'enfonçait en complimentant Hyun, elle voyait bien comme il était mal à l'aise. Il n'avait pas l'air du genre à aimer recevoir autant d'attention, encore moins dans le but de dénigrer quelqu'un d'autre.

 — Tu sais ce que tu vis ça s'appelle du harcèlement, expliqua Priya. Et dans le cadre du travail, en plus, ce n'est pas à traiter à la légère.
 — Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? soupira Olympe. C'est pas comme si c'était facile de trouver un boulot à mi-temps comme ça, en plus juste à côté de la fac. Puis je me sentirais coupable de démissionner d'un coup.
 — Pourquoi ?

 Oui, pourquoi ?
 Olympe repensa à son collègue, ivre, qui lui avait fait promettre de ne pas démissionner, cette soirée-là. Elle ne l'avait plus revu boire au travail après ça ; et il lui lançait un regard désolé dès qu'il passait devant la pompe à bière, comme s'en voulant encore de lui avoir imposé son état d'ébriété cette seule fois. Olympe comprenait la honte qu'il pouvait ressentir, mais ils étaient jeunes. Ce genre de bêtises, même graves, même irréversibles, c'était courant à leur âge. Olympe en avait payé le prix fort, quatre ans auparavant, ça lui avait servi de leçon ; mais elle comprenait ceux qui sombraient encore, ceux qui faisaient encore ce genre d'erreurs.
 En général, on ne les faisait pas pour rien. Pourtant, la jeune femme n'avait pas cherché à savoir. Ce n'était pas son rôle. Ils se connaissaient à peine, après tout.
 Mais cette demande, celle de ne pas démissionner, Olympe l'avait entendue. Et à l'heure actuelle, c'était la seule chose qu'elle pouvait faire pour lui. Peu importe ses problèmes personnels, travailler avec elle semblait lui faire du bien ; et à elle aussi. Alors elle pouvait bien supporter Clémence encore un peu.

 — Je suis loyale, dit-elle. Hyun et moi, on est une équipe. On se sert les coudes.

 La porte des cuisines s'ouvrit au même moment et, en croisant le regard de son collège, Olympe comprit qu'il l'avait entendu. Il lui sourit, gêné, et encaissa les clients qui s'étaient présentés sans rien ajouter.

 — En tout cas... dit-elle après un léger silence. J'ai besoin de me changer les idées. Alors on sort quand vous voulez.
 — Super ! s'exclama Chani.
 — J'attendais que tu le proposes, dit Priya en souriant. Je te trouve un peu morose ces jours-ci.

 Olympe sourit, mal à l'aise.

 — Est-ce que tout va bien ? continua-t-elle. Tu peux en parler tu sais, maintenant que ta sorcière de patronne est partie.
 — En parlant de ça, chuchota Chani, je peux la marabouter quand tu veux. Ce sera une partie de plaisir.
 — « Marabouter ? » rit Olympe, les larmes aux yeux. Je savais pas que c'était un verbe, carrément !
 — Je te jure, fais-moi confiance. Le maraboutage n'a pas de secret pour moi.

 Tandis qu'elles riaient toutes les trois, Olympe remarqua alors pour la première fois que Rosalya demeurait étrangement muette. Occupée par ses propres tourments, elle ne s'était pas rendu compte que son amie était aussi éteinte. En même temps, cela faisait des jours qu'elle ne lui avait pas parlé et depuis son retour, elle ne lui envoyait pas beaucoup de messages non plus.

 — Tu veux sortir toi aussi Rosalya ? demanda Olympe, culpabilisant de l'avoir à ce point délaissée.

 Renouer avec elle après toutes ces années sans n'avoir aucun contact n'avait pas été facile. La culpabilité n'aidant pas, elle n'avait pas vraiment osé ressortir aussi souvent avec elle ou Alexy qu'avant. Ils s'échangeaient des sourires et des rires mais il y avait quelque chose de différent. L'insouciance du lycée qui avait disparu, peut-être. Olympe avait tellement changé, depuis ; et pourtant elle n'arrivait pas à accepter qu'ils puissent avoir changé aussi.
 Rosalya se tortilla sur son siège, visiblement mal à l'aise.

 — Euh... oui, écoutez... pourquoi pas ? Vous pensiez à quelque chose de particulier ?

 Olympe sentait bien que son amie avait envie de décliner, mais elle ne savait pas bien pourquoi.

 — Il y a le concert du groupe de Castiel bientôt. La semaine prochaine je crois ?
 — Castiel a un groupe ? demanda Olympe.

 Lui et elle n'avaient jamais été véritablement proches, et sortir avec son pire ennemi n'avait pas dû aider à les rapprocher.

 — Oui, tu ne le savais pas ? Ils sont un peu connus dans le coin. Ça commence à monter son truc, ajouta Priya en cherchant la confirmation des deux autres.
 — Oui c'est vrai. Leur dernier clip fait vraiment pro, ils ont sûrement dû signer chez un bon label pour avoir de quoi le faire réaliser, répondit Rosalya.

 Chani approuva et montra à Olympe leur page Facebook officielle sur son portable.

 — Je vois, répondit seulement la jeune femme, indifférente.
 — Tu devrais venir, dit Chani. On pourrait y aller toutes ensemble ?
 — Oui ce serait super, s'enthousiasma Priya. Tu pourrais inviter ton collègue aussi. On a discuté un peu avec lui et il a l'air très sympa.

 Olympe observa du coin l'œil Hyun qui commençait déjà à ranger les tables à l'extérieur, tous les clients déjà partis. En vérité, ils ne s'étaient jamais parlés en dehors du café, à l'exception du small talk qu'ils faisaient jusqu'au campus lorsqu'ils rentraient ensemble le soir. Olympe n'aurait même jamais pensé à l'inviter si Priya ne lui avait pas proposé. C'était juste son collègue, mais elle se sentait bien lorsqu'elle était avec lui. Ce concert pourrait être une bonne occasion d'apprendre à le connaître dans un cadre différent.

 — Hyun ?

 Ce dernier s'arrêta en chemin vers les cuisines, surpris. Avoir été appelé par Olympe était une chose, mais elle n'osait imaginer l'effet que pouvait avoir le regard de ses trois amies soudainement braquées sur lui. Il sourit, gêné.

 — Euh, oui ?
 — Tu vas au concert de Castiel la semaine prochaine ?
 — Qui ?

 Olympe se tapa le front avec la paume de sa main. Évidemment, il ne devait pas connaître son prénom.

 — Ah zut... c'est quoi le nom de son groupe ?
 — Crowstorm, répondirent ses trois amies en cœur.

 Niveau discrétion, ce n'était vraiment pas ça. Hyun eut un rire timide.

 — Ah... oui, oui. Un ami à moi m'a proposé d'y aller.
 — Oh, c'est super.

 Olympe se sentit stupide, comme si elle venait de se prendre un râteau devant trois témoins en même temps alors qu'elle ne l'avait absolument pas invité à sortir.

 — On va y aller nous aussi, on aura sûrement l'occasion de s'y croiser.

 Hyun rougit.

 — Ah oui... oui sûrement, bafouilla-t-il en évitant son regard.

 Et il partit en cuisine sans un regard en arrière, ne laissant derrière lui que l'odeur de son eau de toilette.

 — Je crois bien que tu lui plais, dit Chani.
 — N'importe quoi. Je crois surtout que vous l'avez mis mal à l'aise à force de le fixer comme ça.
 — Tu aurais pu attendre qu'on soit parties pour lui demander en même temps, susurra Rosalya.

 Sa remarque l'agaça mais elle n'avait pas tort. Olympe n'avait pas voulu le mettre mal à l'aise, elle avait seulement agi sans réfléchir. Elle aurait dû comprendre que recevoir une invitation détournée de la part de sa collègue, et devant trois autres filles qu'il n'avait jamais vu, pouvait le gêner.

 — Bon, on se donne rendez-vous la semaine prochaine alors ? Rosalya tu peux inviter Alexy et Morgan aussi.
 — Euh oui bien sûr... de mon côté je ne sais pas si je pourrai en fait.
 — Ah bon ?

 Rosalya eut un sourire crispé.

 — Je crois que Leigh a prévu une sortie en amoureux pour nous deux.
 — Et c'est une mauvaise chose ? demanda Olympe malgré elle.
 — Quoi ? Non ! Pourquoi tu dis ça ?
 — Je sais pas... tu...

 Tu as l'air bizarre. Mais avait-elle seulement la moindre légitimité pour dire ça ?

 — Tu as mauvaise mine, dit Priya.
 — Ah... oui je suis désolée les filles, soupira Rosalya. Les études m'épuisent en ce moment.
 — Je comprends. N'en fais pas trop, alors.

 Tout le monde essaya de réconforter Rosalya et l'heure de fermer le café arriva. Hyun n'était pas réapparu des cuisines entre temps. Olympe encaissa ses amies et commença à ranger les tables. La journée ayant été plutôt tranquille, il n'y avait pas grand chose à faire. Après quelques minutes, Hyun revint en prétendant avoir fini de nettoyer la cuisine et ils rangèrent la salle ensemble.
 Tandis que son collègue mettait l'alarme, Olympe attendait à l'extérieur, adossée à la porte, son sac serrée contre elle pour se réchauffer. Ce moment de calme, ce moment de solitude juste avant de rentrer sur le campus, c'était ce qu'elle préférait. Et rejoindre son lit pour sombrer dans les bras de Morphée venait juste après. Surtout après ces longues journées à courir, à subir Clémence, à subir son retour en ville alors qu'elle n'en avait jamais eu envie.

 — Voilà c'est fait, dit Hyun en fermant la porte à clé.

 Olympe ne tourna même pas la tête vers lui, perdue dans ses pensées. Passé quelques secondes, elle se redressa pour partir avec lui. Puis, un rire.

 — Au fait, par rapport au concert, tout à l'heure...

 La jeune femme sentit son cœur manquer un battement.
 Il était là, juste en face. Elle ne l'avait pas vu avant, mais son rire venait de la percuter en plein dans la poitrine. Il n'était pas tout seul. Au fond de la rue, juste derrière l'auréole de lumière du lampadaire, de telle sorte que l'on discernait des formes s'agiter dans l'obscurité sans voir les visages. Mais ça ne pouvait être que lui.
 Même dans la nuit, même de loin, Olympe était capable de comprendre ce qu'il se passait. Un garçon, une fille, une jupe relevée et des mains baladeuses. Deux personnes qui s'amusaient de quelque chose qui aurait dû se faire dans l'intimité. Parce que même dans une ruelle sombre, il y avait des personnes pour voir. Comme Olympe et Hyun, qui fermaient le café presque tous les soirs à la même heure.
 Il pouvait pas ne pas être au courant. Il ne pouvait pas ne pas l'avoir fait exprès.
 Hyun suivit le regard de sa collègue et cru comprendre pourquoi elle était si perturbée.

 — Ah c'est... gênant, dit-il simplement. On ne devrait pas rester là. Allez viens.

 Il voulut lui prendre la main mais Olympe le repoussa, comme si l'idée qu'il puisse la toucher la révulsait.

 — Non je...

 Pourquoi ça lui faisait aussi mal ? Était-ce de le voir avec une autre fille ? Où le fait qu'il ait fait exprès de se donner en spectacle devant elle ? Est-ce qu'il avait attendu tout ce temps le temps de la voir sortir du café ?
 Olympe eut brusquement la tête qui tourne et dut se retenir contre la porte derrière elle. Elle ignora l'inquiétude de Hyun et se redressa. Les larmes lui montèrent aux yeux.

 — Excuse... excuse-moi Hyun. Mais je préfère rentrer seule aujourd'hui. Il faut.. il faut que j'y aille.

 Et elle partit à grandes enjambées, sans lui laisser le temps de répondre. Olympe refusait de pleurer devant lui, devant n'importe qui en fait. Et cette vision de Nathaniel en train de faire toutes ces choses avec cette fille, peu importe qui elle était, était insupportable. Après tout ce qu'ils avaient traversé ensemble, comment pouvait-il se moquer d'elle de cette façon ? Tout cela n'était donc qu'un jeu pour lui ? Sans même s'en rendre compte, Olympe s'était mise à courir, jusqu'à en avoir des pulsations dans les jambes. Jusqu'à en avoir mal aux poumons à force de respirer. Et pourtant, courir de cette façon, courir à en avoir mal, lui fit le plus grand bien. Les larmes restèrent à l'orée de ses yeux, sans tomber.
 Tandis que la colère faisait place à la tristesse, Olympe se promit de ne plus regarder en arrière. Elle devait seulement continuer à courir.

Fallen {Amour Sucré Campus Life}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant