39. Je suis contente d'être aveugle pour pas voir ça.

Começar do início
                                    

Dolly avait tenu à recréer l'atmosphère d'un restaurant de fast-food dans ses moindres détails. Le menu était affiché sur un tableau noir, et il fallait passer commande au comptoir pour être servi à table ensuite. C'était complètement artificiel, mais ça faisait partie des efforts voulus par le Gouverneur pour recréer un environnement familier, normal, au sein de la communauté.
Au début, Merle avait trouvé ça appréciable, réconfortant presque. Mais aujourd'hui, il ne pouvait s'empêcher de repenser à chaque fois à ce qu'Hazel avait dit le soir de la fête. Rien de tout ça n'était normal, tout le monde jouait à faire semblant. Et dire qu'il avait fallu une aveugle pour lui faire voir ça...

Le vernis s'écaillait, il semblait à Merle que Woodbury se diluait de jour en jour, perdait ses couleurs, comme une mauvaise peinture qui prenait l'eau et se délavait. Le manège de Dolly et ses larbins, cette envie de se rassurer par des rituels du quotidien, avait été une forme de réconfort pour Merle. La vie continuait, on pouvait encore être comme avant, l'humanité existait encore, ce genre de rêves...
Aujourd'hui, il n'y croyait plus du tout. Il ne voyait plus que des gens paumés, naïfs et inconscients, qui jouaient à la dinette, qui se retranchaient dans leur petite illusion tandis qu'au dehors, plus rien ne serait plus jamais comme avant.

Phillip Blake s'était persuadé que Woodbury ferait date dans l'histoire, que ses valeurs, ses qualités humaines, sa philosophie de l'espoir, allaient se renforcer d'année en année, et essaimeraient à la reconquête de ce monde. Merle pensait, lui, que c'était l'exact inverse : ce monde pourri et inhumain allait grignoter Woodbury petit à petit.
La pauvre brave Dolly, qu'est-ce qu'elle ferait le jour où elle serait face à un mort-vivant ? Elle lui proposerait une part de cheesecake en souriant ?

Il se secoua. Voilà que la mélancolie d'Haze déteignait sur lui. Mauvais signe, ça. Il ne risquait pas de parvenir à ramener un peu de vie dans cette gamine si lui-même se laissait aller !

« Alors, tu prends quoi ?
- Il y a quoi ?
- C'est marqué sur le tableau là-bas. »
Elle eut une grimace embarrassée.
« C'est trop loin.
- Ah merde, c'est vrai. »

Il lui lista le menu du jour, elle opta pour une part de tarte.
Adjugé, deux tartes, un chocolat chaud, un café, Dolly se fit un plaisir de leur apporter tout ça en personne, et elle complimenta au passage les très beaux cheveux d'Hazel (qui étaient comme d'habitude, en réalité). Merle eut la fugace impression que sa jeune amie aurait voulu se cacher sous la table.

Dolly mettait chaque jour une phrase rigolote sur son tableau, ou bien une citation, quelque chose pour faire sourire. Aujourd'hui c'était « Pas de Wifi, vous allez être obligés de vous parler ».

Plutôt ironique, songea Merle, alors qu'il se retrouvait à nouveau en compagnie de la Hazel que tout le monde connaissait, ou plutôt croyait connaitre, celle qui restait figée comme une statue de marbre, sans parler, sans regarder personne, les yeux dans le vague, semblant attendre poliment que l'univers veuille bien basculer dans le néant, histoire de la libérer du poids de son existence.
Rien à voir avec celle qu'il avait à la maison, à la mélancolie paisible, qui était plus loquace, souriait de temps en temps, et pouvait faire même preuve des fois d'un sens de l'humour et de l'autodérision étonnamment pointu.
Mais là, non, là elle était en stress, ça se voyait à cause de ses pupilles qui oscillaient bien plus que d'ordinaire, à tel point que Merle l'avait remarqué, alors qu'en temps normal, il ne le voyait même plus, à force d'habitude.

Lorsque sa part de tarte arriva devant elle, il la vit scruter bizarrement la table. La fourchette était un peu loin de son assiette, et elle était en métal gris sur une table grise, et Merle se rendit compte que ça entrait dans la catégorie de ce que Haze ne parvenait pas à identifier. Elle voyait vraiment mal, en fait, c'était dingue. Il poussa la fourchette vers elle, et elle la prit en murmurant un petit merci.

La timidité des cimesOnde histórias criam vida. Descubra agora