66 - Icare

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Icare


Avril est venu. Avril et les fleurs, le soleil, le printemps. Tout ça était beau mais m'effrayait chaque année. Mettre sa doudoune au placard et sortir les chemises. Sortir du cinéma le soir et voir que la nuit n'est pas encore tombée. Aller au parc qui était vide hier et voir son herbe envahie par des groupes de gens qui rient ou parlent calmement. C'était comme si il y avait écrit « CHANGEMENT » en grandes lettres rouges dans le ciel bleu clair. Mais cette année ce sentiment était encore plus fort. Parce qu'on avait la pression de devoir faire ses vœux pour l'année prochaine, de faire des lettres de motivation, se demander où on habiterait, et avant tout ça la pression de réussir son bac. Il faisait beau mais on allait tous finir par partir. On profitait à fond de ces derniers mois de lycée, dans notre petite ville. On était pressé d'enfin apprendre ce qui nous plaisait, de découvrir une nouvelle grande ville, d'habiter seul... Mais stressé de penser qu'on ne se verrait plus tous les jours, ni même toutes les semaines, ni même peut-être tous les mois. Stressé de ne pas être pris là où l'on voudrait aller, de ne pas aimer ce qu'on pensait peut-être aimer, de devoir se faire de nouveaux amis.

Un samedi, j'étais allé aux portes ouvertes de différentes écoles avec Selen. Elle faisait de son mieux pour m'encourager et être enjouée, mais rien ne m'exaltait. Il ne faut peut-être pas toujours attendre l'exaltation, je ne sais pas. On est sûrement obligés de faire des choses qui ne nous passionnent pas totalement. Mais je ne m'en sentais pas capable. Et cela faisait râler ma sœur, qui avait finalement passé la soirée à me faire la morale. J'avais donc saisi un à un différents vœux qui me semblaient passables. Fac de littérature ou de sociologie, prépa de médecine, école d'architecture. C'était ce qui m'avait un peu plus. Je vous vois venir, pour la médecine, oui je suis pas très fort dans ce qui est scientifique, mais je me disais qu'il pouvait y avoir un but sympa, je visais le métier de vétérinaire. Mais cette liste là me semblait tellement triste. Où était passé le Icare fou furieux qui aimait des milliers de choses et duquel on attendrait une liste de 30 choix différents ? Tout cela ne m'inspirait guère en réalité. Je faisais ça pour rassurer mes profs, mes parents, ma grand-mère... Mais je réfléchissais en réalité à tout autre chose.

Le soir, nous avions décidé de s'appeler en caméra tous les quatre pour nous annoncer mutuellement nos différents choix.

- J'ai visité des écoles tellement immenses, c'était des labyrinthe, je vois pas comment je vais survivre l'an prochain, et le métro alors, je vous raconte même pas ! Un enfer. Je l'ai pas pris cette année car j'habite près de mon lycée.

Mais ça vaudra le coup, j'ai tellement hâte ! J'ai rencontré des élèves, des profs, tous aussi accueillants que passionnés. Ça va être dur mais je suis vraiment motivé. J'ai tellement hâte. Ah je l'ai déjà dit ça, pardon.

C'était ça l'exaltation que je voulais. J'étais heureux pour mon ami, il savait exactement ce qu'il voulait faire et il serait excellent dedans. Pour Tom, c'était la prépa scientifique, entrer dans une grande école, faire au moins onze années d'études acharnées, se spécialiser dans l'astronomie et devenir chercheur. Tout était clair. Tout était ambitieux. Mais c'était ça qu'il voulait.

- Pour moi aussi ça va c'était cool. Je suis allée chez mon frère ce week-end. C'était vraiment trop bien de le revoir. J'en ai profité pour visiter quelques écoles là bas, au cas où. Je les mets dans ma liste, si je ne suis pas prise dans notre secteur. J'ai visé large pour avoir plus de chances. Mais je préférerais quand même rester un peu, au moins pour les premières années. Même si partir là bas me rapprocherai un peu plus de Tom !

Pour Ophélia c'était la danse. L'espoir et la conviction de suivre sa passion, même si ce n'était pas gagné. Elle avait aussi opté pour des études de communication, qui pourrait lui plaire. Elle avait plein d'options et elles les aimaient toutes.

- Alors c'était un peu plus compliqué pour moi, je suis allée à la fac, et comme pour Tom, l'endroit est super ! Ça change énormément et ça donne envie. Il y a plusieurs parcours qui me plairait, même si je n'ai aucune idée de ce que je ferai après.

Du côté d'Andromède, c'était les études de psychologie qui l'attiraient le plus, mais elle avait aussi tenté l'art plastique. Elle était stressée de devoir s'adapter à un nouvel environnement, mais on l'encourageait tous avec certitude.

Il ne restait plus que moi, et il y eut un moment de blanc avant que prenne une grande inspiration pour me lancer.

- Il y a des chances pour que je me retrouve dans la même fac qu'Andromède. Mais j'avoue que ça ne me ferait pas grand plaisir. Je vais mettre quelques vœux mais en réalité je n'en veux aucun.

Mes amis m'écoutaient avec curiosité, jusqu'à ce qu'Ophélia me presse de cracher le morceau.

- Je veux partir. Réellement, je veux pas me lancer dans des études cette année, je veux pas rester assis sur une chaise. J'ai pas envie de voir la France tous les jours, j'ai une soif immense qui pourra pas être assouvie ici. Mais je veux pas rien faire non plus. Je me suis renseigné et il y a un programme qui aide les jeunes à partir à l'étranger. Il s'agit de faire des sorte de stages dans un pays européen. Ouais, c'est déjà ça, je reste en Europe. J'ai fait tout ça dans le dos de mes parents, j'ai postulé à un stage à Amsterdam chez un luthier. C'est assez inconcevable, et je sais pas si je serai pris, mais voilà. J'ai trouvé un autre stage qui me plairait moins en Autriche. Mais j'adorerais être dans ce pays, alors je ne cracherai pas dessus. Mais... Celui qui fait le plus chavirer mon cœur dans tout ça...

Je marquais une pause pour observer les visages de mes amis interloqués ou attentifs, avant de reprendre.

- Un stage sur un bateau. Avec une famille de pécheurs. Je vivrai avec eux et les aiderai dans leur travail tous les jours. Pendant neuf mois. Pas toute une année donc, et avec l'été, ça me laisserait le temps de chercher un petit boulot en France pour pouvoir me financer le voyage, même si j'aurais le droit à une petite bourse. J'en parlerai à mes parents quand j'aurai les réponses. J'ai déjà tout prévu, et je me débrouillerai tout seul. Ils pourront pas m'en empêcher, mais j'espère qu'ils ne le prendront pas trop mal... Je vous ai pas dit la chose encore plus incroyable, ce bateau, il est dans une mer de Grèce, et pas n'importe laquelle : la Mer Icarienne ! Vous imaginez un peu l'ampleur du destin ? Je suis fait pour ça, mes parents n'avaient qu'à pas m'appeler comme ça.

Les gars, si je suis pris dans une de ces aventures, vous allez énormément me manquer. J'ai pas envie de vous lâcher maintenant mais c'est que quelques mois. Ça me rend triste mais c'est en même temps la seule chose qui me rendrait heureux. À vrai dire, je me serais ennuyé à mourir ici sans vous cette année. Et... je ne veux pas mourir ailleurs qu'en mer.

- Comme Icare.

- Exactement, comme Icare, répondis-je en souriant de toutes mes dents.


CollisionsWhere stories live. Discover now