2 - Dans le port d'Amsterdam

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Andromède

Ces cheveux auraient pu tout brûler sur leur passage. Heureusement, elle les avait attachés en une tresse se fondant avec sa robe orangée qui s'agitait au rythme enjoué du violon. Tout semblait sourire en elle, et même le chanteur lui faisait les yeux doux. Elle dansait et ses jambes jonglaient entre les partenaires, des adultes plus et moins âgés, des enfants: personne de sa génération mais dieu qu'elle prenait son pied. Ses bras caressaient l'air comme s'il n'y avait que la musique qui comptait, comme si elle tentait de l'attraper, survolée par la joie des gens qu'elle inspirait... Tandis que moi j'étais assise au milieu du public dans l'herbe d'automne. Un concert gratuit en plein air, comme en organisait ma ville toutes les fins d'été, comme pour faire s'envoler nos cœurs une dernière fois. Dans le plus grand parc de notre petite ville, des centaines de gens profitaient de ce doux soir pour pic-niquer, danser, ou simplement se retrouver en famille.
Et si je me levais et que je me mettais au milieu de la piste... Elle serait obligée de me voir, elle danserait même avec moi, ou alors je pourrais même l'inviter, ce serait qu...

- ANDROMÈDE.

- Quoi maman, quoi ? Repris-je soudain conscience du monde réel.

- Tu veux finir la pizza ? Me demanda ma mère. Ça fait trois fois que je te demande.

- Merci, je me servirai. Répondis-je renfrognée.

- D'accord, pas besoin d'être agressive.

- Mais c'est que... juste. Je.. arhhh. Désolée.

De si belles pensées interrompues. Je les avais oubliées, comme j'avais oublié quelques secondes auparavant que j'étais avec ma mère. La fille aux cheveux d'or avait fui mes yeux, elle ne devait être qu'un rêve... Je n'irai pas danser de toute façon, si personne ne m'invite. J'aimerais tellement être comme elle, avoir cette assurance, n'avoir besoin de personne.

Il faisait bon de vivre dans tous les cas et je sentais la musique emballer mon cœur... ils annoncèrent une reprise en hommage à un chanteur mort que je ne connaissais sûrement pas.

Pourtant le violon commença et j'exultai. Mes cordes vocales ne tremblaient pas mais mes lèvres se mirent à bouger toutes seules, prises d'assaut par tous mes sens. Je commençais à murmurer les mots de Brel.

Dans le port d'Amsterdam...
Je me sens vivre...
Y a des marins qui chantent
...
J'inspire...un temps...
Les rêves qui les hantent.
Comment se fait-il que ce soit cette chanson en particulier...
Au large d'Amsterdam.
Toute la chanson défila en murmures de mes lèvres à mon cœur et j'aurais crié les dernières paroles si je m'étais trouvée seule en pleine mer. Je me sentais flotter en harmonie avec l'air de ce soir de fin d'été. Une amie de ma mère nous avait rejoint et je n'avais aucune envie de participer à la conversation. Je préférais rêver d'ailleurs, d'un port nocturne, de Claude et de son amour pour l'accordéon... Les chansons défilaient et je ne prêtais attention qu'à mes sens à présent.

Soudain, comme pour me ramener à un air un peu moins marin, j'entendis mon prénom... C'est étrange... Le chanteur chantait mon prénom. Je me rendis compte qu'il racontait l'histoire de la belle Andromède et de son Persée. Cela faisait plus de sens. Je souriais dans mon coin, un peu seule car ma mère n'avait pas l'air d'avoir entendu et qu'elle était sans aucun doute la seule à connaître mon prénom ici. Je me sentais si heureuse de le porter, même si parfois je me demande si ce n'est pas lui qui me porte... Au loin j'aperçois Ophélia et sa belle tresse. Je n'y avais plus pensé. Nous étions séparées par la piste de danse et l'amas du public. Elle ne dansait plus, s'était assise les jambes étirées dans l'herbe, et semblait à présent sourire à quelqu'un derrière moi. Je me retournai. Personne ne la regardait. Je me tournai à nouveau vers elle tandis que des mots se dessinèrent au loin sur ses lèvres. Je plissais les yeux car je ne compris pas de suite. Après quelques tentatives et quelques rires de sa part, je croyais déchiffrer. « C'est toi ». Je devais m'être trompée. « An-dro-mè-de c'est-toi » son doigt se leva vers moi comme pour me jeter un sort, et sur son visage naquit un sourire taquin. Je n'y croyais pas, elle ne pouvait pas me connaître; encore moins mon prénom.

_______

Ric

Ouais, j'aime bien les concerts, c'est pour eux que je vis en fait, j'adore les concerts. Je loupe rarement une occasion mais là j'aurais préféré la louper... Wow, quel ennui. On était assis tout au fond avec Selen et j'aurais pu m'endormir. Bon d'accord, en fait c'était juste parce que j'étais jaloux parce que quelques gens dansaient alors que ma sœur avait refusé vingt fois au moins d'y aller avec moi. « Mais vas-y tout seul gngngn » c'est ça oui... j'avais juste besoin de quelqu'un qui serait encore plus ridicule que moi en danse pour que je puisse passer pour un Michael Jackson.
Je me consolai à moitié en écoutant l'alto qui était fichtrement génial et ça me faisait bien taper du pied. Je regardai une nouvelle fois ma grande sœur d'amour avec le sourire d'ange qui me colle parfaitement à la peau.

- Ric... soupira ma sœur. Pour la centième fois : j'ai pas envie de danser, et OUI TU ES TRÈS MIGNON ! Mais sers toi de ce sourire pour inviter une jolie fille, au lieu de m'embêter.

- Mais Selen... c'est toi ma jolie fille, dis-je en clignant mes yeux de chien battu.

- Bien essayé... mais non toute façon je suis fatiguée, on va pas tarder à rentrer.

Tant pis, j'aurais tout donné. On se prépara à partir en rassemblant nos affaires et en se levant,
quand j'entendis le chanteur annoncer la nouvelle chanson. Je retins ma sœur par le bras avec des étoiles d'espoir dans les yeux.

« Maintenant une chanson en hommage à un grand chanteur français... »

- Brassens ? Aznavour ! essayai-je de deviner, les yeux grands ouverts et l'excitation montante. Johnny-Brel-Cabrel-ClaudeFrançois-AlainSouchon !

- Euh Ric.. on avait dit qu'on y allait, s'exaspéra ma sœur en me tirant la manche.

«...mort il y a de ça un petit moment maintenant...»

- C'EST GAINSBOURG C'EST SÛR MON DIEU ! Ou non, plutôt... NOUGARO !

- Hey, des gens nous regardent tu me mets mal à l'aise...

Et, dès la première note je m'écriai, plein de fierté:

- Ah c'est Brel, Brel ! Je l'avais dit ! Je le savais ! Dans le port d'Amsterdaaam...

- Calme-toi Ric, calme toi.

- Y A DES MARINS QUI CHANTENT...

- Ok, c'est mort.

- LES RÊVES QUI LES HANTENT !

- Y a plus rien à faire j'ai compris.

- AU LARGE D'AMSTERDAM.

Vous trouvez que j'en fais des caisses ? Moi non. J'ai continué de chanter cette merveille jusqu'au dernier soupir de l'accordéon et les derniers rires de l'alto qui sonnait particulièrement bien sur cette reprise, et j'ai pensé que je devais bien être le seul jeune ici à connaître ces vers du bout de la langue... (du bout des doigts on dit ?) En tout cas j'avais bien oublié ma sœur pendant ces quelques minutes et j'ai émergé, complètement seul, au milieu d'inconnus aux expressions que je n'ai même pas pris la peine d'analyser. Et merde, je savais même pas où était garée la voiture de ma sœur et j'avais beau l'appeler des milliards de fois sur son téléphone elle ne décrochait pas. C'était compréhensible, j'avais du bien l'exaspérer à d'abord la supplier de m'emmener à ce concert pour ensuite l'embêter tout le long et n'en faire qu'à ma tête. Je devrais chercher à me faire pardonner en...

- Heeeeey ! interpellai-je le grand amour de Tom qui venait de passer en furie devant moi. Enfin je te croise Oph' ! Tu es toute belle, à ton habitude.

Je sais pas ce qui m'a pris mais je l'avais arrêtée comme ça alors qu'elle avait de toute évidence un autre but que de se faire accoster -certes par un très beau jeune homme.

- Hum tu dois être Ric ? m'a t-elle répondu un poil circonspecte.

- Tout juste, rétorquai-je fièrement, ben alors le major Tom ne fait que te faire de mes louanges ? J'avoue que je suis un super pote franchement et c'est très objectif ! Je suis très content d'enfin te rencontrer et...

- Excuse-moi, me coupa-t-elle, mais je crois que quelqu'un t'attend, Ric.

Je me retournai et vit ma sœur les bras croisés regardant droit dans ma direction avec un paquet de churros à la main. Quelque chose me dit que je n'allais pas avoir droit d'y toucher.

CollisionsWhere stories live. Discover now