14 - Trio pour piano et cordes

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Andromède


Le moins qu'on puisse dire, c'est que j'avais mal réagi. Mais c'était pas moi, il y avait eu un bug dans mon système nerveux, qui avait mal intégré cette information. Il avait cru voir une faille dans la dimension présente, deux univers voguant sur des droites parallèles qui se rejoignent ; c'est impossible. Donc, mon corps avait décidé de couper court à son chemin, de se heurter à une barrière invisible qui lui avait coupé le souffle. Et me voilà, voulant entrer dans le lycée mais restant immobile en plein milieu de rien, la bouche semi-ouverte, les fixant comme j'aurais fixé des extra-terrestres mais jamais des êtres humains terriens. Je ne m'en étais rendue compte que quand... Mercutio s'était retourné et que j'avais croisé son regard. Ça m'avait fait un choc réveillant, comme une bonne dose d'eau glacée sur un sommeil profond. Puis une bouffée de honte, de chaleur, m'avait fait partir le plus vite possible.

Et puis, après la honte, s'était mêlé à l'incompréhension... de la jalousie. Un des pires sentiments. Parce que ce n'était pas justifié, et qu'on ne peut rien y faire. La jalousie est l'un des pires sentiments parce qu'elle mène à tant d'autres : l'impuissance, les questionnements insensés sur les autres, sur soi-même. « Qu'ont-ils de plus que moi, pourquoi avec moi ça ne marche pas, pourquoi ceci et cela ». Le problème c'est que je sais que ces pensées n'ont pas lieu d'être, chacun est comme il est, chacun a de la valeur, alors moi j'en ai aussi. Peut-être que les gens ne savent pas le voir, je n'en sais rien. Toujours était-il que ce Mercutio, dans lequel j'avais mis tous ces espoirs... S'était retrouvé là, avec Ophélia. Certes, je les avais déjà vus ensemble, le souvenir de ce concert de ville en plein air avec le fameux port d'Amsterdam, me revint en mémoire. Mais c'était la seule fois. J'avais ôté ceci de mon esprit au moment où j'avais rencontré Mercutio, et puis, je ne les avais plus revu ensemble. Sans vouloir y accorder plus d'importance, je m'étais dit qu'ils étaient des connaissances lointaines qui se disaient seulement bonjour poliment ce soir là. Après, je n'y avais plus pensé.

Alors les voir, là, tous les deux, s'enlacer... Que diable s'était-il passé pendant que je ne pouvais pas les voir? Pourquoi avait-il fallu que les deux personnes qui avaient immiscé l'espoir dans ma petite caboche cloutée se retrouvent, sans moi. Eux, sans moi. J'avais abandonné mes élans mercutieux, après le désastre de notre dernière rencontre, mais, mes espoirs ophéliaques... Je ne pourrais pas y renoncer.

Pourquoi je n'avais pas la chance de pouvoir rencontrer des gens sans effort, de commencer une discussion avec un inconnu qui m'aurait simplement plu de loin, qui m'aurait attirée de son sourire et de ce qui ressortait de sa personnalité à travers ses gestes, ses rires, à travers ses mots et son regard.


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Ric


« Pourquoi elle a réagi comme ça? »

C'est cette phrase qu'Ophélia m'avait répété en boucle, et qui n'avait eu comme suite que mon silence, ma tête qui secouait de droite à gauche, mes lèvres pincées, et mes yeux dans le vide. En fait, je n'en sais fichtrement rien de l'état de ma tête et de mon expression car je ne me suis pas vu à ce moment là, mais je suis persuadé qu'elle ressemblait à ça, ma tête d'idiot.

Ses mots avaient presque résonné comme un reproche, et je me demandais pourquoi. Pourquoi elle avait l'air de m'en vouloir, pourquoi elle croyait que j'avais quelque chose à voir avec ça, et surtout si elle ne la connaissait pas... Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire?

Je n'avais pu lui poser aucune de ces questions parce que la sonnerie qui annonçait la reprise des cours avait retenti, et qu'elle m'avait glissé un simple « à plus tard » avant de s'engouffrer dans la foule d'élèves qui passait le portail.

J'y repensais, car je m'en voulais un peu d'avoir oublié Andromède. Non, je l'avais pas oubliée, je pensais juste plus trop à elle en ce moment. Je marchais désormais vers chez moi en me rappelant que c'était sur ce trajet que je l'avais rencontrée, et que je ne l'avais plus jamais revue par là. Cette marche devenait de plus en plus une banalité, et elle m'étouffait. Je ne cherchais même plus à la rendre belle. C'était l'hiver, il faisait trop froid, le temps était gris sans pluie, pas de flaques d'eau, pas d'oiseaux, pas de rires, pas d'effervescence, pas d'envies. Un vulgaire trajet d'un point A à un point B, comme dans les manuels de maths. Ça me grisait. Rien ne se passait plus dans ma vie, plus rien ne bougeait, c'était juste des gens qui suivaient des rails, toujours les mêmes, tous les jours. Ma mère qui se lève de son lit, va vers la cuisine, vers la salle de bain, puis part à 6h45 à son travail, revient à 17h30 va vers la cuisine, vers le salon, vers la cuisine, vers la salle de bain, vers sa chambre. Mon père qui fait la même chose. Ma grande sœur qui fait la même chose. Ma petite sœur qui fait la même chose. Moi qui fait la même chose. Le quotidien, ça s'appelle ? La routine ? Je la hais.

Je marchais vers ma maison et je savais très bien ce que j'allais y trouver, exactement, et à quelle heure précise. Je suivais les rails, j'étais le putain de wagon d'une locomotive que je ne conduisais même pas. Tout le long, j'espérais alors croiser un autre wagon, que la locomotive Andromède roule jusqu'à mes rails, et lui parler encore. J'imaginais tout ce que je pourrais lui dire, j'imaginais même qu'elle me répondrait, qu'on rirait de notre dernière rencontre où l'on avait été bêtes tous les deux. Mais non, je ne l'avait bien sûr pas croisée. Il n'y avait que moi, mes pas sur le trottoir, Schubert dans mes écouteurs... Il y avait tout de même un peu de merveille dans tout ça.


CollisionsWhere stories live. Discover now