16 - Grève du sommeil

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Andromède

Il était 3 heures et je n'arrivais pas à dormir. J'avais essayé de me coucher tôt, je n'en pouvais plus d'être fatiguée. Mais ça n'avait pas fonctionné. Le train de mon sommeil n'était jamais arrivé.

Je pense que le marchand de sable n'existe pas : en réalité, la SNCF régit autant nos trajets terrestres que nos trajets oniriques. Dans les deux cas, il y a ceux qui sont assez chanceux pour être en première classe : pas de retard, le train part à l'heure, rien ne trouble son trajet, il est agréable et nous permet de rêver. Et il y a ensuite la seconde classe, eux sont sujets au retard, à l'inconfort, aux arrêts impromptus... Pour ma part, les cheminots font grève. Ni de première, ni de seconde classe.

Les trains ne partent pas puisqu'ils n'arrivent jamais. Personne n'est là pour les faire fonctionner, et je suis condamnée à rester sur le quai à attendre pendant des années.

Mon amie Iris pense que je suis insomniaque. Ma mère pense que la raison de mes cernes est un garçon. Moi je pense juste que je pense trop. Et que je suis peut-être un peu insomniaque.

J'aimerais dire à mon cerveau d'arrêter de penser pour pouvoir dormir, mais il ne m'écoute pas. A chaque fois qu'il n'y a plus rien à penser, il déborde d'imagination pour se remplir à nouveau. Même si parfois je l'aime bien, je trouve qu'il est insupportable et j'aimerais bien le troquer contre un cerveau vide. Un cerveau vide qui dort bien. Et qui fait toujours de beaux rêves.

Je savais déjà comment ma mère aller me regarder dès le matin, cet air de désolation d'avoir une ado rebelle qui préfère parler tard à un béguin plutôt que de réussir ses études et d'être en bonne santé.

Sauf qu'il n'y avait pas de garçon, et n'y en avait jamais eu. Mais ça elle ne voulait pas le voir.

C'est mieux de se terrer dans le silence et de fermer les yeux. Ah ça, on sait bien fermer les yeux dans cette famille, mais quand on pourrait mettre ce talent à profit pour s'endormir, ça devient insurmontable.

Une heure après mes ressassements qui me semblaient infinis, je m'étais assoupie. Le train n'était pas arrivé mais à force de marcher pendant des heures sur les rails, j'avais trouvé le sommeil. Et, trois heures après, le réveil avait sonné.

Maudissant ce monde, je me suis apprêtée pour aller en cours...

Pour ma santé mentale, il ne vaut mieux pas que je croise un miroir le matin. Cependant, ma mère avait eu la merveilleuse idée d'en mettre un immense dans le couloir qui rejoint ma chambre et la cuisine. Ainsi, j'avais l'honneur et l'immense plaisir de voir mon visage défiguré par d'immenses cernes violets, se battant avec mes yeux qui étaient si rouges et si petits qu'ils semblaient vouloir s'enfuir. Tout ça avec pour fond mon teint translucide. On aurait dit une morte. C'est ce qu'on me répétait. Et j'avais du mal à trouver dans ce morne tableau un indice de vie.

Je plaignais alors toute personne qui allait poser malencontreusement ses yeux sur moi pendant la journée. Mais assez d'auto flagellation comme ça, tout ça n'était pas de ma faute, c'était ces foutus cheminots du sommeil. Je respecte les cheminots en général, mais pas ceux du sommeil. Ceux-là devraient être sous ma dictature et ne devraient donc jamais se plaindre de leurs conditions de travail. Oui, mon rêve était de devenir dictatrice. Dictatrice de mon intérieur. Je serais despotique.

En attendant, je baillais assez pour m'étouffer et ne plus pouvoir manger mes céréales.

Grand malheur pour le peuple de mon cerveau, car me priver de ce délice pourrait leur coûter en guillotinages. Mais je réussis quand même à les engloutir avec le plus grand plaisir avant de... d'exploser mon bol par terre. Malgré le bruit fracassant de la vaisselle sur le carrelage, je souris intérieurement : j'avais sauvé mes amours de céréales qui étaient déjà bien au chaud à l'abri dans mon ventre. Je m'entrepris au nettoyage mais c'était sans compter le claquement de porte qui venait de retentir. Et la silhouette en robe de chambre qui débarqua.

« Ma chérie, que t'est-il arrivé? »

Ça, c'est ce que ma mère avait cru dire d'un ton doux et inquiet. Mais en réalité elle avait plutôt hurlé « QUI MET DU DÉSORDRE A CETTE HEURE-CI JE VAIS APPELER LES FLICS ». Non, ma mère n'est pas du tout exagérée. Quand elle a vu le bol, elle ne s'est pas adoucie. En effet, j'avais la fâcheuse habitude de marcher pieds nus tout le temps, alors un débris de bol m'avait effleuré le petit orteil qui s'était mis à saigner. Je ne l'avais même pas remarqué avant de suivre son regard vers mon entaille. En furie, elle me dit donc de partir tout de suite me désinfecter puis de retourner au lit. Je marmonnai alors des reproches sur les stupides cheminots et leur grève qui m'avaient fait faire n'importe quoi, et fuis en ligne droite dans la salle de bain afin me passer de l'eau pour enlever le sang. Mais à quoi bon désinfecter une simple éraflure ? Je rejoignis donc ma chambre en me pressant de récupérer mon sac de cours, avec en arrière plan sonore ma mère râlant qu'elle m'avait dit cent fois de mettre des chaussons... Elle aurait même préféré être tombée sur un voleur et appeler la police plutôt que de retrouver sa fille PIEDS NUS dans la cuisine. Je soupirai et enfilai des chaussures pour aller en cours. Car, oui, je ne restais pieds nus qu'à la maison à mon grand regret. Mais, soudain, je m'arrêtai. Je rembobinai la scène qui venait de se passer... « va te désinfecter et retourne te coucher »... que je retourne me coucher ? Un lundi matin ? Ma mère devenait de plus en plus folle. J'en souris, mais tiquai... Prise de doute, j'ouvris mon agenda à la date d'aujourd'hui et vis écrit en grandes lettres rouges un seul mot.

«Vacances»

Je soupirai de désespoir contre ce satané réveil et m'enfouis dans mon lit. Pourtant, sans grands espoirs car une grève ne s'arrête pas en quelques heures...

CollisionsWhere stories live. Discover now