« Luciano est le dernier rempart contre les hommes »
Furent les premiers mots qu'il prononça quand ils se furent isolés. Julie peinait à lui prêter une oreille attentive. La pièce dans laquelle ils s'étaient retranchés l'angoissait. Elle était située dans les profondeurs de la basilique. Il avait fallu franchir le Narthex, traverser la grande Nef puis passa entre les rangées de bancs en bois, dans un silence seulement perturbé par les roulements du tonnerre. Le prêtre les avait alors fait bifurquer vers le Bas-côté, et il leur avait indiqué un escalier caché derrière un pilier en marbre. Leur hôte les avait laissés là. Will avait semblé connaitre les lieux. Il avait guidé Julie dans un dédale souterrain où l'escaliers s'était succédé à de sombres couloirs... jusqu'à arriver dans cette étroite pièce. Julie n'était pas à son aise. La salle était petite, à l'espace renfermé et donnait cette impression demanquer d'air. Il n'y avait ni fenêtre ni système de ventilation. La poussière ambiante lui chatouillait le nez.
C'est un véritable tombeau, avait-elle pensé.
Pour le mobilier, il y avait une table et deux chaises. Rudimentaire. Ainsi que d'une bougie trônant sur la table en bois.
Où était le Père Pascal ? Il était le prêtre qui officiait dans cette basilique et qui était aussi l'ami de Will. Julie le connaissait déjà. Avec le nombre de fois où Yann l'avait entrainé dans cet endroit où lui faire découvrir la beauté de lieu, les jeunes gens avaient beaucoup parlé avec ce prêtre. Ce dernier était un homme septuagénaire, au crâne chauve. Mais ce qui avait frappé Julie avait été sa maigreur. On aurait dit qu'il était malade. Elle l'avait tout de suite trouvé avenant et sympathique. Ils avaient échangé une brève poignée de main juste après avoir eu une longue et chaleureuse accolade avec Will.
— Le Père Pascal nous rejoindra plus tard, expliqua-t-il, en refermant la lourde porte en pierre. Il est temps d'évoquer Luciano. Il descendra après. Pour l'instant, il guette. En tout cas, nous terminerons cette conservation entre ces murs. Nous sommes ici à l'abri de n'importe quel ennemi.
Julie n'aimait pas être là. Maintenant que la porte était close, une légère peur l'envahie. Elle n'était pas inquiète de se retrouver seule avec Will, dans les sous-sols de la basilique. Bien qu'elle ne le connaissait pas — ou très peu — une confiance s'était instaurée entre eux. Elle se sentait bien. Et même si les discours qu'il avait pouvaient être alarmistes, ils avaient un certain écho dans sa conscience. Ce qui effrayait la jeune femme, c'était l'endroit. La pièce était trop exigüe. Elle avait l'impression d'étouffer. Les murs étaient trop près les uns des autres. Elle se demandait si elle ne serait pas capable de les toucher juste en tendant les bras. Et savoir qu'ils étaient coincés dans les sous-sols de la basilique accentua son malaise. Julie se rapprocha de l'unique source de lumière et elle s'installa sur la chaise. Will fit de même et ils se regardèrent. Son cœur s'accélérera. Si elle mettait une main sur la table, poserait-il la sienne par-dessus ? Tandis qu'ils s'observèrent, un silence envahit la pièce.
Mais, le temps jouait contre eux.
— Luciano est le dernier rempart contre les hommes, répéta-t-il. Luciano est l'alternative, qu'ont les êtres humains face aux hommes. C'est leur unique chance de se dresser contre eux. Luciano est la dernière force qu'ils leur restent pour s'opposer à eux. Luciano est un peu comme cette bougie posée sur la table qui se dresse contre l'obscurité. Elle est petite. Elle parait vulnérable, mais elle tient debout pour porter la lumière.
Will prit une inspiration et sourit.
— J'ai longtemps attendu ce moment. Luciano est la consécration de toute une vie. La mienne. C'est le but de mon existence. Pendant des décennies, j'ai erré... jusqu'à ce que je comprenne le sens caché de mon destin. Parce que j'avais survécu, j'étais traqué. Il me fallait un endroit où je pouvais protéger tous ceux qui croyaient en moi. Depuis que je me suis éveillé, je recherche ceux qui sont comme moi : des êtres exceptionnels et je pense que tu es l'un d'entre d'eux. Je suis excité de te dire ce que j'ai sur le cœur. J'en ai les mains qui tremblent. Ouvre bien ton esprit, Julie Favre.
Will se tut et, à nouveau, Julie fut légèrement troublée par le silence qui s'installait et par le regard qu'il lui portait. Il ne cessait de sourire, mais souriait-il parce qu'il aimait sa compagnie ou parce qu'il se jouait de la situation ? C'est alors que pour la seconde fois de la journée, la jeune femme se sentit intérieurement chamboulée. C'était difficile à décrire, mais quelque chose effleura sa conscience, telle une caresse. Tandis qu'elle avait son regard planté dans les siens, et qu'une table en bois les séparait, elle eut l'impression qu'on l'effleurait. C'était une sensation qui n'avait rien de physique. Alors, elle ferma les yeux et s'abandonna à ce contact. Et elle fut envahie par un flux d'information. Will tentait de lui partager son histoire.
Et parce que des souvenirs valaient mieux que des mots, la jeune femme se laissa submerger par ce contact, presque chaleureux.
Luciano était une philosophie de vie. Il était possible de vivre en harmonie avec la nature, en ayant conscience que les ressources de la planète étaient limitées. Une vision qui replaçait l'être avant l'avoir et le paraitre. Une volonté d'exister, en sachant pertinemment que nous n'étions que de passage sur terre et souhaitant avoir le moins d'impact possible sur celle-ci. Des idées opposées à celles des hommes.
Les hommes et les êtres humains étaient deux entités contraires, n'ayant pas les mêmes besoins ni le même mode de vie. Ils n'avaient pas les mêmes ambitions, ni n'avaient les mêmes envies, ou les mêmes rêves. Ils voyaient littéralement la vie différemment. Les humains ne faisaient que survivre dans cette société individualiste. Si les hommes étaient prêts à se battre pour maintenir leur qualité de vie ; il n'en était pas de même pour les humains. Ces derniers avaient cherché un moyen de se regrouper et s'isoler. Et, ce fut là le rôle de Will.
Tout était arrivé par une rencontre providentielle. Celle de plusieurs fugitifs. Parce que la lumière ne pouvait s'éteindre, l'exécution de Will n'avait été que temporaire. Il en était revenu. Il était resté caché, contraint de changer de nom ; et de s'inventer un passé fictif. Alors, il avait erré. Cette fois, il avait pris la décision de ne plus établir de contact avec les âmes perdues qu'il croisait. Cela avait été une épreuve. Il avait dû rester discret pour éviter que les autorités apprennent son retour. Il dut lutter contre sa nouvelle nature, celle qui était attirée par tous ces êtres humains persécutés dans ce monde à la dérive. À cette époque, il dut faire preuve d'une volonté de fer. Des âmes perdues, il en avait croisé beaucoup. Les villes en étaient remplies. Comment était-il possible qu'il y ait autant de gens malheureux ? Will avait fermé les yeux et son esprit, et il avait avancé.
Mais, dans l'obscurité des consciences des hommes qui peuplaient les mondes condamnés, quatre phares avaient troués celle de Will, avec la puissance de minuscules soleils. Il avait été interpellé par cette intensité et il s'était senti obligé de s'en approcher. Qui était ces êtres humains capables d'une telle puissance spirituelle ? Alors, il s'était laissé persuader qu'il devait rencontrer ces quatre personnes. Il les trouva en Suisse : quatre enfants, ensemble. Trois garçons et une fille. Le noyau de leur groupe était constitué de deux enfants, qui auraient pu être frères. Ils étaient proches. C'est eux qui avaient débuté cette fugue. Ils avaient été rejoints par une adolescente plus âgée. C'est tous les trois qu'ils avaient découvert un autre garçon abandonné, plus petit. Ils n'avaient aucune attache, aucun parent. Ils tentaient seulement de survivre et ne restaient jamais longtemps au même endroit, pour ne pas attirer l'attention des services sociaux et des autorités.
Qui étaient-ils ? Pourquoi Will, s'était-il sentit attirés par eux ?
Il les avait observés pendant plusieurs jours, hésitant sur la façon de les aborder. Il se souvenait comment s'était terminée sa vie de justicier. Il avait conscience qu'il ne pouvait pas utiliser ces facultés aussi librement, sans attirer l'attention. Et pourtant, ces quatre petits avaient continué à briller plus intensément que n'importe quelle autre âme perdue. Comme s'ils étaient spéciaux. Différents. Peut-être supérieur. Will connaissait leurs histoires avant de les trouver. Il n'avait pas hésité à intercepter leurs pensées pour mieux les cerner.
Leur rencontre avait eu lieu à la fin des années soixante. À une époque où l'Union européenne n'était pas encore la première puissance mondiale. Ces pays membres avaient aboli leurs frontières internes, mis en commun leurs ressources et s'étaient déjà dotés d'une monnaie unique. Mais la fin des années soixante fut aussi marquée par une série de scandales affirmant que des dirigeants des états membres avaient été espionnés par un pays rival. Des présidents avaient été mis sur écoute par les services secrets américains. L'Europe avait durcit le ton et d'agit. Cette crise internationale avait fait trembler le vieux continent et ces dirigeants avaient pris les décisions de fusionné ces défenses et ces forces offensives. Les Chefs d'État avaient revu à la hausse les crédits alloués au département de la défense, jusqu'à atteindre des sommes inimaginables. Une armée démesurée avait été constituée dans un but : montrer quelle puissante nation était devenue l'Europe. Après l'unification des agences de renseignements et de leurs restructurations, une unité avait été créer. Une petite équipe était née au cœur des services secrets : les agents fédéraux. Pour garantir la sécurité de ce grand et beau pays, pour sa protection.
À la même période où Will attendait le bon moment pour entrer en contact avec les quatre enfants ; un homme avait été convoqué à Bruxelles. Un jeune trentenaire, venant d'une banlieue de Newry, encore secoué par les évènements qui avaient fait chavirer sa vie quelques mois plus tôt et se demandant pourquoi son supérieur de la gendarmerie l'avait envoyé aussi loin de ses terres natales. Cet homme était lié à Will. C'est lui qui l'avait adopté et qui l'avait élevé. C'est lui aussi qui l'avait tué quand Will avait basculé. Les raisons de sa convocation à la capitale européenne lui avaient été révélées lors de l'entretien avec un bureaucrate. On lui offrait une opportunité. Son fils, surnommé l'Ange Noir, par les journaux locaux avaient été de nouveau localisé. Comment cela était-il possible ? Le gendarme n'avait pas su quoi dire. Il fut nommé responsable de la brigade spéciale charger de le traquer.
De son côté, Will avait suivi les quatre enfants. Alors que ces derniers avaient réussi à quitter la Suisse et qu'ils étaient arrivés en France, il les avait interceptés. Ils furent d'abord méfiants mais pas fermés. Le dialogue fut difficile mais pas impossible. Ils finirent par s'entendre et se comprendre. Ils partageaient la même vision du monde et ils souhaitaient trouver un lieu où s'isoler. À ce moment, Will s'était imaginé retourner, dans le seul endroit où il avait grandi et où il s'était senti chez lui, à Newry. Tout ce qu'ils avaient à faire, s'était traversée cette partie du continent. Mais, il avait senti que la traque avait repris. Son beau-père était comme une menace omniprésente. À mesure qu'ils enchainaient les kilomètres, il avait perçu son Ombre. Et l'agent ne mit pas longtemps à les trouver. Une dizaine de jours après la rencontre entre Will et des enfants perdues, ils furent découverts.
Will n'avait pas eu le choix. Il avait décidé d'agir pour assurer leur sécurité. À cette époque, il avait déjà une parfaite maitrise du pouvoir de l'esprit. Alors, ils s'étaient tous recroquevillés derrière lui et ce fut comme si une barrière s'était dressée entre eux et l'agent. Tandis que l'homme armé avait été à quelques mètres d'eux, il avait disparu.
À moins que ce ne soit eux qui avaient disparu.
Même l'Ombre menaçant s'était estompé. Ce fut comme si les enfants étaient séparés de l'homme par plusieurs centaines de kilomètres... ou plutôt comme s'ils n'étaient plus dans le même monde. Will avait été capable de créer une poche de secours, à peine plus grande que quelques mètres carrés, située ailleurs.
C'est ainsi que les Grands Domaines ont été crée.
À la base, les Grands Domaines avaient été une petite clairière. Mais, Will avait libéré un pouvoir qui ne désirait qu'une chose : s'épanouir, repousser ces frontières. Et à mesure que les années s'étaient écoulées, le monde s'était physiquement développé.
Une alternative était née.