Dans le ciel, le soleil continuait son ascension et faisait grimper inexorablement les températures. L'air était sec et brulant. Il devenait difficile à respirer. C'était une énième journée de canicule, où les météorologues allaient enregistrer des chaleurs records. Chaque jour était pire que le précédent, provoquant des restrictions d'eau draconiennes dans tout le pays. Epouvantable.
Les deux jeunes femmes arrivèrent péniblement dans le lotissement où cette dernière habitait. C'était sur les hauteurs de la ville, dans une impasse à quelques minutes du Château que vivait Julie. Le trajet fut éprouvant. Sarah s'était arrêtée trois fois pour reprendre sa respiration et râler. En période de forte chaleur, elle faisait son possible pour ne pas quitter la maison. À partir de dix heures, elle se barricadait à l'intérieur. Julie avait avancée, insensible à ses jérémiades. Elle aussi avait eu le souffle court. Elle se tourna vers Sarah qui peinait à suivre. Elles avaient fait le plus dur. La maison était située au fond, dans un cul-de-sac, où le terrain du quartier redevenait plat.
— Je ne m'y ferais jamais, râla Sarah. J'ai besoin d'un soda frais.
— Des nouvelles de Yann ?
Son amie consulta son téléphone portable, avant de secouer la tête. Les deux jeunes femmes traversèrent la rue côte à côte. Au bout de quelques minutes, la grande maison, destination tant attendue, apparut à une centaine de mètres, au détour d'un virage. Julie remarqua immédiatement que la voiture de Chris, l'ainé, était garée devant. Il n'était donc pas parti à la recherche de Romain. La jeune femme atteignit le portail, qu'elle franchit avant de se rendre compte qu'elle avait encore distancé Sarah. Cette dernière peinait à tenir le rythme. Son visage était rougi par l'effort. Un simple aller-retour en ville semblait l'avoir épuisé. Sarah avait toujours eu du mal dans les activités sportives et elle privilégiait systématiquement les transports en commun à une balade à pied. Sauf qu'aucun bus ne desservait les hauteurs d'Annecy.
À peine avaient-elles franchi le portail, que la porte d'entrée s'ouvrit à la volée et que Chris vint à leur rencontre :
— Vous avez des nouvelles ?
Les deux jeunes femmes échangèrent un regard. Elles gagnèrent la maison et s'installèrent à la table de la cuisine, sous le ventilateur qui tournait à fond. L'ainé s'impatientait et exigeait de savoir ce qu'avaient donné les avis de recherches publiés par Sarah, sur les réseaux sociaux. Agacée, elle lui répondit :
— Quand tu nous as appelées, nous nous sommes empressées de monter. Excuse-moi si j'ai préféré attendre d'être là pour les poster. Et puis, si ça ne va pas assez vite, je t'en prie : fais-le. Pourquoi serait-ce à moi de le faire ? Il n'est pas mon petit frère.
— Parce que tu vis quasiment ici, rétorqua Chris d'un ton tranchant, et que tu as l'habitude de te mêler de ce qui ne te regarde pas.
Au lieu de se froisser, Sarah sourit et fit :
— Tu as raison. Je suis un pilier dans cette maison. Heureusement que vous m'avez. L'avis de recherche est publié sur sa page perso, mais les notifications de ses proches et de toutes les personnes susceptibles de le croiser tardent à venir. Je ne crois pas que tu ais besoin de dramatiser. Tu sais que Romain est en âge de ne plus se plier à tes commandements.
Chris secoua la tête, subitement abattu. Il leur expliqua que la situation était pire que ce qu'elles croyaient. Au début du mois dernier, lui et Romain avaient été convoqués devant le Juge des Enfants. Julie en avait entendu parler, mais elle ne s'y était pas intéressée. Tous les semestres, ils étaient tous assignés pour faire un point. Le dernier qui s'était tenu était le premier auquel elle n'avait pas été conviée. Elle avait, entretemps, atteint sa majorité et Chris avait cessé d'être son tuteur légal. Julie n'avait jamais aimé ces rendez-vous. Au temps où elle y allait, il y avait toujours eu un trio d'assistantes sociales qui les affrontaient, désireuses de savoir comment se déroulaient leurs vies, depuis que leur père s'était suicidé. Ces trois femmes, que Julie appelait secrètement les Harpies, s'étaient opposées à ce que Christopher Favre devienne le tuteur légal à elle et Romain. Elles avaient monté un dossier à décharge contre lui, affirmant qu'il n'arrivait pas à s'occuper de lui, et qu'il serait incapable de subvenir à leurs besoins. Mais, la Juge avait été plus clémente et Chris avait bénéficié d'une période d'essai pour prouver qu'il en serait capable. Une période de six mois, qui se renouvelait à chaque fois. Les Harpies avaient finalement été forcées de revoir leur jugement et au bout du troisième rendez-vous, elles avaient arrêté de demander un placement. Elles avaient même été jusqu'à lui donner des conseils et à appuyer certaines aides administratives. À chaque fois que Chris sortait de ses entretiens, il était encouragé et félicité. Julie ne pouvait pas se douter que la dernière convocation s'était mal passée. Si elle ne s'était pas davantage intéressée, c'était parce qu'elle avait été persuadée que l'entretien n'avait été qu'une formalité, comme tous les précédents.
Mais lors du dernier rendez-vous, les choses s'étaient mal passées. Aidé par les Harpies, Romain avait fait une demande de placement. Il avait fait un dossier contre Chris. Il avait affirmé qu'il avait quitté le domicile familial et qu'il s'était mis en ménage avec une jeune femme instable et dépressive. Il avait même dévoilé que son grand frère avait perdu son emploi et qu'il ne vivait désormais que de petits travaux. Pris au dépourvu, l'ainé n'avait rien trouvé pour sa défense. C'est horrifié qu'il se fût rendu compte que les Harpies avaient enquêtés, attestant de chaque accusation. Chris s'était cru jeté dans un précipice sans possibilité de s'accrocher à quoi que ce soit pour s'aider. Il avait plongé dans l'abime. Et le Juge des Enfants avait pris un ton sévère et avait déclaré qu'elle enverrait les décisions de justice sous quinzaine. Un mois après, Chris était encore dans l'attente de la sentence.
Sarah posa une main délicate sur celle du jeune homme.
— Tu ne peux garder ça pour toi, lui dit-elle, pleine de compassion. Tu dois nous parler. Tu le sais, pourtant que je suis là en cas de besoin, même si j'avoue que je suis aussi prise au dépourvu. Pourquoi Romain a-t-il fait ça ?
— Cela fait un moment que notre relation s'est fracturée, fit Chris d'une voix faible. Cela fait deux ou trois mois qu'il ne m'adresse plus la parole. C'est à peine s'il me tolère dans la même pièce. Je ne sais pas ce que j'ai fait. Je le perds et je suis impuissant.
Julie était abasourdie. Qu'allait-il rester de sa famille ? Avec une angoisse qui lui étreignait la poitrine, elle se demanda si elle ne vivait pas l'éclatement de ces derniers membres. Le noyau, qu'avaient représenté ses parents, ayant disparu, c'était toute la structure familiale qui semblait sur le point d'imploser. C'était fou. Julie devait lui faire entendre raison, quand il daignerait revenir. Mais, elle s'interrogeait. Arriverait-t-elle à le faire ? Elle n'en était pas certaine. Elle n'avaient pas non plus de vraie relation avec lui. Son petit frère était tellement renfermé et solitaire. Il était en quelque sorte un étranger et les quelques fois où ils passaient une soirée ensemble, le jeune adolescent restait cloitré dans un silence qui lui était coutumier. Julie ne s'en était jamais inquiétée. Cela le caractérisait. À de rares occasions, quand ils prenaient le petit déjeuner, Romain était toujours absorbé par ses pensées, peu disposer à communiquer. Il n'avait pas toujours été ainsi. Avant, le suicide de leur père, il avait été un petit garçon comme les autres. Mais, cette tragédie l'avait bouleversé. Après réflexion, il semblait peu probable que l'adolescent lui explique ses motivations, concernant sa volonté d'être placé.
Tu ne peux pas laisser ta famille imploser, intervient sa conscience. Tu te rends compte de ce qui se passera si Romain part ? Chris ne vit déjà plus là ! Tu vas te retrouver toute seule...
Les larmes lui montèrent et sa gorge se noua.
Brusquement, son esprit s'arrêta sur ce mot. Famille.
Nous avons trouvé un dénominateur commun avec Piadoras, avait dit l'agent, en costume noir. Votre nom nous a littéralement sautés aux yeux.
Chris se leva et s'approcha de la cafetière. Julie le suivi. Elle lui prit la main et se tourna vers Sarah.
— Tu peux t'occuper des cafés ? Il faut que je lui parle.
Avant que Chris ait eu le temps de protester, elle l'entraina vers la baie vitrée, qu'elle ouvrit. Ils sortirent dans la cour arrière. Une clôture en bois délimitait la propriété. Ils traversèrent la petite terrasse que Chris avait construite avec leur père. Il y avait également un panier de basket fixé contre le mur de la maison, des boules de pétanque à terre, une table de ping-pong recouverte d'une bâche, une table et quatre chaises en plastique et un barbecue en pierre. Ensuite, il y avait une pelouse au fond avec un imposant pommier.
La jeune femme tira Chris jusqu'aux deux bancs qui se faisaient face à l'ombre de l'arbre fruitier, suffisamment loin des oreilles indiscrètes de Sarah.
— J'irais droit au but, annonça-t-elle. Je veux parler de papa.
Christopher avait son regard des mauvais jours. Mais, pouvait-elle lui en vouloir ? Il vivait vraiment de mauvais jours, depuis quelque temps.
— Pourquoi ? râla-t-il. Tu ne crois pas qu'on ait assez de souci ? Qu'on a d'autres choses à penser ? C'est parce que David a été vu, près de la tombe de papa ?
Son cœur fit une embardée.
David était au cimetière ! s'exclama-t-elle, intérieurement.
— Je l'ignorais.
— David veut te voir. Ce matin, quand Sarah te cherchait avec Yann, elle m'a appelé. David était passé Chez Bruce. Il serait venu pour te laisser un message et après, on le retrouve à rôder devant la tombe de Denis... Et toi, tu me prends en aparté pour me parler de lui... J'avoue que je deviens suspicieux. Est-ce que tu vas me dire ce qui se passe ?
Julie était complètement confuse, mais son esprit pétillait de tout ce qu'elle apprenait. Elle avait besoin de comprendre les évènements qui étaient en marche. Et le plus fou était qu'elle avait l'impression d'en saisir les grandes lignes. D'une manière ou d'une autre, son père, Denis Favre était lié au mystérieux garçon qu'elle avait rencontré la veille. Même s'il était encore impossible de déterminer sa nature, un lien existait. Denis et Will se connaissaient. C'était un fait que David mettait en évidence et cela faisait sens avec cette phrase qu'avait eue l'agent.
Pour elle, c'était tellement excitant. Il y avait donc des choses qu'elle ignorait à propos de son père. Elle devait en apprendre plus à son sujet. Si Christopher savait quelque chose, il devait parler. Il était temps que Julie commence à obtenir des réponses.