Le projet était toujours d’actualité et accaparait énormément toutes les personnes investies dedans. Tous avaient travaillé à réunir tout ce dont ils auraient besoin au moment du départ. Tous avaient été impatient mais avaient accepté de prendre le temps de se préparer correctement. Chacun avait son  rôle, chacun apportait son expérience, chacun avait ce petit plus dont ils avaient besoin.

Le temps était donc passé. Emportant en apparence avec lui les rancoeurs et les douleurs mais ne réparant pourtant rien. Et lorsqu’on regardait bien, la scission était évidente. 

Malgré cela, Jane avait conscience de la chance qu’elle avait de vivre chez les Horner. Tout cela n’avait en rien mis en péril sa présence dans la maison. Au contraire, Orry tenait à la garder à ses côtés malgré tout. Il attendait juste le moment où ça se calmerait, où la jeune femme l’accepterait à nouveau auprès d’elle.

Depuis son arrivée Jane avait vécu des choses auxquelles elle n’avait jamais eu droit jusque là. Elle avait tout d’abord découvert que la famille fêtait Noël, dont elle avait tout juste entendu parler auparavant. Elle avait également découvert que les jours de naissance de chacun étaient aussi prétextes à garnir un peu mieux la table et à offrir un cadeau. Jane ne connaissait pas sa date exacte de naissance, elle savait juste qu’elle était née en été. Au moment où la chaleur accablante tombait sur les épaules de chacun. Elle avait peut-être un vague souvenir d’une femme lui offrant un paquet, et l’associait volontiers au soleil brûlant et au chant matinal des oiseaux.

En six mois de vie dans le Queens, elle avait construit une solide relation d’amitié avec Isabel, était devenue indispensable à Tom, avait appris à lire et à écrire auprès de Maggie, découvert que la vie ne se résumait pas à une grande bâtisse un peu glauque. Elle avait découvert le plaisir de sortir quand bon lui semblait, de faire ce qu’elle désirait, de travailler, parler aussi fort qu’elle le voulait, rire… oh oui, elle avait découvert ce qu’était le rire. Pas un rire qu’on retient en mettant sa main devant sa bouche, non, un vrai rire. Celui qui sortait de son ventre, remontait avec force le long de sa trachée et explosait bruyamment. Celui qui lui faisait penchez la tête en arrière et fermer les yeux.   

Elle avait remonté la pente, apprenait à apprécier le peu qu’elle avait et qui était, de toute façon, plus que ce qu’elle avait eu jusque là.

Et même si sa déception était énorme, elle ne voulait pas oublier tout cela, tout le positif de cette nouvelle vie. Cette nouvelle famille.

Orry, lui, attendait. Il refusait de faire une croix sur l’avenir qu’il avait imaginé, en compagnie de Jane. Il avait toujours cet espoir de pouvoir fonder sa propre communauté, puis, sa famille. Et il était en route pour réaliser une partie de cet avenir.

Il aimait plus que tout s’imaginer quelques années plus tard avec femme et enfants. Il y croyait dur comme fer, ne fléchissait pas. Et chaque fois que le rire de Jane lui parvenait, il y croyait un peu plus. Il se devait d’être fort, il portait sur ses épaules un projet ambitieux qui devait subsister, malgré ses soucis personnels.  Les deux jeunes gens ne faiblissaient que  dans le secret de leurs chambres. Orry avait des moments de doutes puissants, le soir lorsqu’il se retrouvait seul. Jane vivait des moments d’impulsivité où elle se voyait traverser le couloir et le rejoindre.

Mais malgré cela, l’espace entre eux était toujours bien présent.

Orry conduisait la vieille voiture dans laquelle il avait vu monter Jane plus tôt dans la journée. Il avait abandonné sa place dans le camion pour rejoindre la jeune femme et prendre la place de Gabe, le conducteur officiel de la voiture. Il ne lui avait pas vraiment laissé le temps de dire quoi que ce soit et avait démarré leur donnant la seule occasion depuis des semaines de se retrouver réellement seuls tous les deux. Elle aurait pu descendre de voiture, se fâcher, essayer de résister mais elle l’avait juste considéré quelques secondes avant de tourner la tête et de se contenter de regarder par la fenêtre ouverte.

Tant de choses avaient été organisées pour ce jour-ci, tant de choses avaient été préparées, répétées. Ils avaient pensé à tout. Le convoie était long, il y avait du monde qui avait rejoint le groupe de départ. Il fallait donc partir en plusieurs groupes. Des camions pleins à craquer de matériels, d’outils, d’eau, d’essence. Des voitures où s’entassaient des plantes de toutes sortes, des boutures, des graines. Des vivres avaient été économisés ces dernières semaines afin de ne pas partir sans rien. Toute cette organisation n’aurait pas pu être possible sans lui et Jane en avait conscience. Alors l’accepter à ses côtés pour le trajet, l’aller sans retour, vers cette terre dont elle entendait parler depuis si longtemps, lui semblait juste.

Même si elle n’allait pas lui simplifier les choses.

- Tu ne peux pas accélérer ? Finit-elle par demander, lassée de la faible avancée de la voiture.

- Non, la route est abîmée et nous n’avons pas de quoi réparer une roue crevée au cas où. Répondit le jeune homme.

Jane soupira fortement et acquiesça de la tête. Le silence se réinstalla dans la voiture. Orry ne ressentait pas le besoin de parler. Il avait des choses à dire, bien sûr, mais ce n’était pas le moment. Il voulait que Jane l’écoute parce qu’elle l’avait décidé  et non parce qu’elle était bloquée dans une voiture avec lui.

Alors il se contentait d’être avec elle. Seul à seul. C’était tellement rare depuis ce soir là.

Jane avait eu peur au début mais avait vite compris que le seul but d’Orry était d’être ensemble, sans compliquer plus les choses. Renouer doucement, reconstruire juste cela, la capacité à se trouver dans le même espace, si petit soit-il.

Et elle appréciait qu’il agisse ainsi. Malgré la distance qu’elle leur imposait, elle ne pouvait que le respecter un peu plus pour cela.

La voiture, suivie du premier convoie d’amis et voisins avançait toujours aussi lentement, mais sans danger. Elle avait quitté le Queens et parcourait Brooklyn depuis un long moment maintenant. Orry se concentrait sur la route, Jane était attentive à tout ce qui passait sous ses yeux. Elle aimait surtout contempler la Jamaica Bay qui s’étendait sur sa gauche.

Jamais elle n’avait mis les pieds dans l’eau et elle n’attendait que ça. Une fois installée, c’est certainement la première chose qu’elle ferait. Emmener Tom au bord de l’eau pour se baigner.

C’est quand ils commencèrent à remonter légèrement vers le Nord qu’elle aperçut, face à elle, l’île sur laquelle ils allaient s’installer. Elle se redressa suivant la côte des yeux, les laissant se balader sur l’eau.

- Ca va ? Demanda Orry, percevant le changement de stature de la jeune femme.

- Oui. On en a encore pour longtemps ?

- On arrive bientôt au pont. Ca va prendre un peu de temps pour le traverser, tu comprendras pourquoi en arrivant devant. Ensuite on aura encore quelques kilomètres à parcourir. Je dirais… une heure s’il n’y a pas de problème.

Elle répondit par un hochement de tête. Elle ne voyait pas pourquoi il y aurait des soucis, jusque là tout s’était bien passé. La route était chaotique mais ils n’avaient pas eu besoin de s’arrêter. Et ils n’avaient rencontré personne.

Plus ils avançaient et plus elle sentait le jeune homme à ses côtés se tendre. Elle se souvenait de ses craintes à propos du pont et commençait à sérieusement regretter de ne pas l’avoir écouté.

Et elle en eu la confirmation lorsque la voiture s’immobilisa devant la structure faite d’acier.

En effet ça allait prendre un peu de temps…

***




 

Le chant des oiseauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant