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Le camion avançait doucement, toutes lumières éteintes, dans les rues abandonnées du Bronx. Au volant, Rob plissait les yeux pour y voir quelque chose. A ses côtés Orry serrait les poings et les dents. Son pouls avait considérablement accéléré depuis qu’ils étaient entrés dans l’ancien quartier de Jane.

Celle-ci était assise à l’arrière du camion, anxieuse de ce qui allait se produire dans un futur proche. Elle avait accepté de laisser les deux frères faire leur propre justice mais elle s’en mordait les doigts. Elle avait un mauvais pressentiment. Elle avait la sensation de faire la pire erreur de sa vie en les emmenant là où s’était produit son agression, là où elle avait grandit.

Elle reconnaissait maintenant les lieux et la grande battisse qui se dressait devant eux et où l’innommable s’était produit.

- C’est bien là ? Demanda Rob.

- Oui…

Rob arrêta le véhicule et souffla un grand coup.

- Ok alors on attend. Reprit-il.

- Vous êtes sûrs de vouloir faire ça ? Murmura la jeune femme.

Aucune réponse. Son regard capta celui d’Orry dans le rétroviseur et elle n’aima pas ce qu’elle y vit. De la haine, pure et dure.

- Je ne veux plus y aller. Rentrons, s’il vous plaît. Supplia-t-elle.

Rob se retourna doucement vers elle.

- Jane, on y est. Tu veux vraiment qu’on fasse demi-tour maintenant ?

Elle hocha la tête.

- Je savais qu’il ne fallait pas que tu viennes. Souffla Orry.

Jane se figea à l’entente de ces mots. Ça ne ressemblait pas au jeune homme. Ce ton froid, distant, presque mauvais. Etait ce bien lui, assis juste devant elle ? Ou était-elle en train d’halluciner ? Elle ravala sa fierté et laissa le silence envahir le véhicule quelques instants avant de reprendre la parole.

- Ca ne me ressemble pas. Je ne veux pas faire ça, et je ne veux pas que vous le fassiez. C’est fait et je m’en remets, je vous jure que je vais bien. Je vous en prie, c’est trop dangereux.

- Il n’y a rien de dangereux Jane. Ce gars vient seul d’après ce que tu nous as dit. On lui donne une leçon et on s’en va. C’est aussi simple que ça.

- Ecoute moi s’il te plaît. Il est riche et puissant, il vous retrouvera. Orry faisons demi-tour.

Leurs regards se défièrent un moment. La colère d’Orry contre la peur de Jane. Il finit par secouer la tête et sortit du camion. Il ouvrit la portière menant aux places arrière et se pencha sur la jeune fille, qui recula.

- N’ai pas peur de moi Jane. Dit-il doucement, reprenant cette allure saine qu’il avait d’ordinaire. Jamais je ne te ferai de mal. Mais lui t’en a fait. Il t’a pris tant de chose, par la force. Il t’a fait mal, physiquement et psychologiquement. Ça me rend fou. Je n’ai jamais supporté qu’on fasse du mal aux autres, j’ai déjà faillit mourir en défendant quelqu’un et je ne le regrette pas une seule seconde. Fais moi confiance.

Jane allait répondre, quand une lumière apparut au coin de la rue. Orry se retourna et se baissa un peu, pour ne pas être vu. Une voiture se garait un peu plus loin, devant le bâtiment dans lequel Jane avait vécu. Une belle voiture, noire, luisante tellement elle était propre, énorme, puant le fric. Un homme, grand et mince, ayant fière allure, en sortit, seul, sûr de lui, transpirant la richesse et le vice.

- C’est lui ? Demanda Rob entre ses dents.

- Oui… Répondit Jane, tétanisée.

Elle n’eut le temps de dire quoi que ce soit d’autre qu’Orry se précipita vers l’homme. Rob jura et descendit du véhicule pour rejoindre son frère en courrant. Jane n’osa bouger. Elle regarda la scène se dérouler devant ses yeux sans broncher. Elle ne respirait même plus. Elle n’entendait rien. Mais ses yeux se gorgeaient de la violence qui avait lieu à une dizaine de mètres d’elle.

Les coups pleuvaient. Deux contre un. Deux hommes forts, prêts, venus pour cela, contre un homme sous entraîné, pris par surprise. Lorsque ce dernier tomba au sol elle crut que ça allait  s’arrêter et repris une grande inspiration, soulagée de voir cela prendre fin. Mais, au contraire et à son grand désespoir, ça empira. Alors que Rob se reculait, Orry attrapa le col de l’homme et lui assena plusieurs coups en plein visage, le détruisant, le réduisant en bouillie, faisant gicler le sang. Quand il se redressa enfin et lança le premier coup de pied Rob le contourna et tenta de le stopper, mais rien n’y fit.

Orry n’était plus le même. Il se laissait aller à la violence qu’il gardait en lui depuis si longtemps. La laideur qui se cache en chaque être humain était en train de grignoter toute trace d’humanité en lui. La haine et le désir de vengeance prenaient toute la place. C’était plus fort que lui, ça envahissait la moindre particule de son être. Il n’y pouvait rien. Et Rob, qui essayait de le raisonner, n’y pouvait rien non plus.

Il était dans un état second. Rien ne pouvait l’en sortir, rien ne pouvait le tirer hors de sa transe. De son désir de mort, de l’envie de tuer cet être abjecte, au risque d’en devenir un à son tour.

Au risque de détruire tout ce qu’il voulait construire.

Il n’y eu que ce hurlement qui le stoppa net. Il releva la tête, haletant de l’effort qu’il venait de faire, et la vision qu’il eut le fit redescendre aussi net. Jane était sortie du camion et se tenait à quelques mètres de lui. Elle était si pâle qu’on aurait pu croire à une apparition spectrale. Elle était dévastée, détruite elle aussi.

Rob poussa son frère vers le véhicule. Il se précipita vers la jeune femme et la fit monter à l’arrière. Il voulut fermer la porte mais Orry la retint et, sans aucun mot, grimpa à l’arrière lui aussi. Jane fit mine de se caller le plus loin possible de lui mais il ne la laissa pas faire. Il l’enveloppa dans ses bras et la serra contre lui. Elle se débattit en criant mais il ne la lâcha pas une seule seconde.

- C’est moi Jane, c’est moi, murmura-t-il. Je ne te ferai aucun mal. C’est fini. Je te promets que c’est fini. C’est moi. Je suis désolé.

Elle se mit à pleurer et se laissa aller contre lui. Elle savait que ce qu’il disait était vrai, qu’il ne lui ferait pas de mal. Mais ce qu’elle avait vu ce soir chez lui, lui faisait horriblement peur. Elle s’apprêtait à construire sa vie avec lui et le savoir capable d’un tel déchaînement de violence lui faisait peur. Elle ne voulait plus de ça. Elle voulait pouvoir vivre sans cela, sans cette épée de Damoclès au dessus de la tête. Cette abomination qui contamine chaque être les uns à la suite des autres.

Cette laideur abjecte propre à l'espèce humaine.

Elle avait voulu vivre en se disant que son compagnon était un homme bon, elle avait voulu croire qu’il n’avait pas cela en lui. Mais elle s’était trompée. Chaque être humain, chaque personne vivant sur cette terre avait cela, bien enfoui au plus profond d’elle et prêt à s’éveiller. Le moindre prétexte, même le plus honorable, était bon pour le faire sortir.

Orry en était l’exemple parfait. Un homme bon, respecté et respectueux, prêt à se sacrifier, à mourir pour défendre et assurer la survie de ceux qu’il aime. Mais également prêt à faire mal, à tuer si on lui en laisse l’opportunité.

Les sentiments les plus purs peuvent parfois en provoquer d’autres, ceux-ci plus désastreux et dévastateurs.

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Le chant des oiseauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant