Plus douloureuses que milles poignards.

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S'étirant avec délice, la dryade se fit la réflexion qu'elle avait rarement aussi bien dormi. Jetant un coup d'œil vers le lézard, elle constata avec satisfaction qu'il respirait paisiblement. A présent que son corps était éveillé, il lui fallait trouver une solution pour comprendre le mal qui atteignait cette forêt à l'allure pourtant impeccable. Nwo et le purrekos, étant déjà levés eux aussi, se proposèrent pour accompagner la jeune fille jusqu'au tronc à étudier. C'est néanmoins avec réticence que Marie contacta l'esprit de la forêt pour qu'il la guide au bon endroit.

« Plus loin, sœur dryade. Notre mal se trouve sous cette écorce. »

Pénétrant sous le grand saule avec appréhension, ses yeux se posèrent sur le relief du tronc qui ne semblait en rien anormal. Il lui était difficile de savoir quoi faire alors que ses compétences en botanique, surtout de ce monde, étaient inexistantes.

« Quand vous dites à l'intérieur, est-ce que ça veut dire que je dois ouvrir votre tronc ?

- S'il le faut, sœur dryade. Nous sommes tous reliés par nos racines, et c'est bien d'ici que vient le mal. Mais tu ne dois pas nous abîmer durablement en tentant de l'extraire. »

Raclant sa gorge, elle se demanda si les couteaux de Nwo seraient suffisants, mais surtout, si elle se sentait capable de prendre un tel risque. La lefkitis, tapotait l'arbre avec le dos de sa main, cherchant sans doute elle aussi une imperfection qui trahirait le problème. Le félin, lui, semblait profondément ennuyé par ce qu'il voyait.

« Ne serait-il pas plus simple de le couper tout simplement ? Le reste de la forêt serait sauf. »

S'étouffant à moitié à l'idée que l'esprit de la forêt entende cette proposition, la faelienne rabroua le marchand d'un ton sec.

« Il faut chercher avant d'en arriver à de telles extrémités. J'aimerais autant ne pas me mettre la forêt à dos.

- Si c'est pour sauver les autres, je doute que ton esprit des arbres s'y oppose, annonça paisiblement Nwo. Je sens une émanation très riche en maana, plus que ce qu'un bosquet, même de cette taille, peut produire. Le trop plein est en train de tuer ses cellules à petit feu. »

Voilà qu'ils étaient au clair sur la raison du mal être de l'arbre, une surcharge de maana. Ça n'avait rien de bien rassurant, et même si la dryade ne savait pas si c'était possible, elle refuserait catégoriquement d'absorber ce surplus ou quoi que ce soit du même genre. Heureusement, personne ne lui proposa ce genre de solution et après quelques minutes supplémentaires d'inspection ; ils n'avaient toujours aucune piste pour soigner l'arbre.

C'est l'oiseau d'Huang qui les rappela vers le camp, en hululant de façon suffisamment calme pour écarter l'éventualité d'une menace. Le trio pressa le pas vers le camp de fortune, une bonne nouvelle les y attendait. Le lézard avait enfin repris connaissance. Les enjambées de Marie avaient perdu en longueur au fur et à mesure de sa course. Elle ne savait pas comment réagir. Devait-elle se précipiter au chevet du jeune homme ou plutôt rester dans la retenue ? Les commérages des gardiens commençaient à embrouiller son esprit. Secouant la tête, l'apprentie Obsidienne se remémora les leçons de Balgard pour dissiper sa confusion et recentrer son esprit.

L'effet fut immédiat.

« Est-ce que tu vas mieux ? demanda-t-elle d'un ton raisonnablement calme, son ton un peu trop rapide pouvant passer pour un vestige de l'essoufflement provoqué par le retour rapide du groupe.

- Ça peut aller, lui confia-t-il en haussement vaguement les épaules. Je vais avoir du mal à combattre avec mon bras mais ça devrait guérir rapidement. J'ai un bon métabolisme. »

Le voir parler de sa situation de façon si détachée était une bonne nouvelle. Son état était réellement moins grave que ce que la jeune fille avait imaginé au premier abord. Alors qu'elle pensait laisser le jeune homme se reposer calmement, les gardiens eux eurent moins d'égards. Le groupe relata immédiatement les événements passés et le problème que posait la forêt au saurien. Fronçant ses arcades écailleuses, il devint évident que le membre de l'Absynthe en lui refaisait surface. Bombardant la dryade de questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre pour la plupart, Chris décida d'aller voir par lui-même ce fameux tronc. Mais, il fut immédiatement stoppé par Huang qui jugea anticipé l'arrêt du repos du gardien.

« Je dois aller voir ce qu'il en est sur place, asséna l'étincelant d'une voix ferme.

- C'est hors de question. Je suis le membre désigné comme responsable de cette expédition, mon autorité surpasse la tienne pour cette mission alors je te prierai de rester tranquille. »

L'argument fit mouche quand bien même il fut accueilli de mauvaise grâce. Il fut décidé qu'après quelques heures de repos, le lézard serait de nouveau autorisé à se mouvoir si aucun effet secondaire inopiné n'apparaissait. De bien longues heures en vérité. Philénor et le purrekos se regardaient en chiens de faïence, visiblement peu disposés à s'adresser la parole en dehors d'un contexte de conflit. Au plus grand ennui du lapin de printemps qui s'était installé non loin de son maître pour mâchouiller des feuilles. Duldik, qui avait monté la garde durant la nuit, dormait blotti contre le sol rembourré par les feuilles d'or. Saan, Nwo et Huang, étaient partis non loin pour faire des rondes en cercle. Tout du moins, il s'agissait de couvrir un maximum de périmètre sans laisser d'ouvertures, les hululements rythmaient leur cadence de marche. Un bien drôle d'exercice.

Quant à Marie, elle fixait depuis peu Chris d'un regard accusateur. Si ses yeux avaient pu virer au noir, ils l'auraient sans doute fait. La faelienne se concentrait pour énumérer chaque reproche qu'elle pouvait avoir contre le saurien de manière méthodique. Il devenait clair que son inclination pour lui était bien trop inclinée. Il fallait que cela cesse, tomber amoureuse d'un lézard n'était pas une option. D'un elfe ou d'un ange, pourquoi pas. Mais comment se faisait-il que son cœur chavirait pour un homme recouvert d'écailles qui, comme l'avait fait remarquer Purroros, n'était absolument pas un canon de beauté.

A vrai dire, ses motivations n'étaient pas aussi superficielles. Si celle qui se croyait auparavant humaine refusait de donner son amour, c'était tout simplement par ce qu'elle savait qu'il n'y avait pas pire prison pour vous garder captive. Si cet amour naissant devait se transformer en chaînes ancrées à Eldarya, comment pouvait-elle se laisser piéger ? Au fond d'elle, l'idée de rentrer un jour sur Terre n'était pas totalement éteinte. Il fallait qu'elle arrive à convaincre son subconscient qu'il était dans l'erreur par auto-persuasion.

« Sérieusement, finit-il par lancer, pourquoi est-ce que tu me fixes avec cet air là ? Je commence à me sentir mal à l'aise et je ne sais même pas pourquoi. »

Sursautant presque, Marie cligna des yeux avant de regarder derrière elle. Personne ne semblait leur prêter attention, la jeune fille joua donc cartes sur table. Un bluff insolent qui mettrait fin à son dilemme.

« Je ne t'aime pas. »

Son ton froid était tombé comme un couperet. Bien que ses yeux distinguaient de la stupeur sur le visage de son interlocuteur, sa langue acérée ne s'arrêta pas là.

« Je ne veux aucune méprise, ni entre nous, ni avec les autres. »

Glissant sa main dans sa poche, ses doigts frôlèrent le cristal. Hésitante, elle se força cependant à l'attraper pour le tendre au gardien.

« Je n'en veux plus. Reprends-le. »

Visiblement blessé, le lézard l'attrapa sans douceur.

« Je ne sais pas ce qui te prend mais aucun problème. Je n'ai même pas envie d'avoir d'explications. »

Alors que ce dernier se levait d'un bond, Philénor le héla pour lui demander de se recoucher mais il était trop tard. Chris s'enfonçait dans la forêt sans un regard en arrière. Comme à chaque fois que Marie se sentait plongée dans l'incertitude, son esprit se remémora son père. Quel genre de conseil aurait-il pu lui donner ? Lui qui lui répétait bien souvent de vivre sa vie convenablement, sans doute aurait-il été bien déçu de ce que sa fille devenait dans ce monde. Pourtant, c'était pour lui que la dryade faisait tout ça, pour ne pas perdre l'envie de le retrouver un jour. Pour ne pas finir comme Huang.

Sans doute affolée par l'idée que le convalescent quitte sa couche, la chouette orangée avait alarmé son maître qui était revenu en courant. La jeune fille avait vaguement pointé une direction sous le regard étonné d'Huang mais il n'avait rien demandé et s'était contenté de partir à la poursuite du fuyard. La faelienne glissa instinctivement ses mains dans ses poches avant de se rappeler que le cristal de lumière ne s'y trouvait plus. Sa seule possession n'existait plus. Un sourire amer se dessina sur son visage, il était impossible de tout garder pour soi. Rejeter le lézard signifiait repousser tout ce qui était en lien avec lui. Faire les choses proprement était une condition non négociable, par respect pour lui. Son père avait été respectueux en quittant sa mère.

Des voix tintées de désaccord résonnèrent dans la forêt. Marie ne put s'empêcher de penser que c'était mieux ainsi car Chris était un homme bien. Il se trouverait sans doute une femme grenouille, ou de toute autre race, destinée à l'aimer. Les deux hommes la rejoignirent après peu de temps, Huang demandant à ce qu'on accompagne le saurien jusqu'au tronc à examiner alors, la dryade s'exécuta. Le duo de gardiens sur ses pas, son chemin jusqu'au saule fut presque instinctif. Lorsqu'ils arrivèrent au tronc, la jeune fille se tint en retrait, observant silencieusement l'examen du saurien. L'étincelant pressait ses paumes contre l'écorce. Les yeux fermés, il tentait de ressentir ce qu'il s'y passait, sans doute. Son visage semblait se contracter un peu plus chaque instant, sa concentration ternie par une grimace pincée. Marie échangea un regard interrogateur avec le gardien asiatique, ce dernier ne semblait pas en savoir plus qu'elle sur ce qui se déroulait devant leurs yeux.

« Sortez. »

Le lézard s'était adressé à eux d'un ton ferme et sans appel mais il était hors de question que la dryade s'en aille. Alors que ses lèvres s'entrouvraient pour laisser fuser ses protestations, Huang la devança.

« Qu'elle sorte c'est une chose, mais je me vois contraint de rester tant que je ne saurais pas exactement de quoi il s'agit. »

Se retournant lentement, Chris planta ses yeux dans ceux du faelien en articulant des mots qui n'avaient pas de sens pour la jeune fille. Quoi que fussent ces mots, ils eurent un effet immédiat. Le gardien de l'ombre l'agrippa par le bras avant de la forcer à sortir avec lui.

« Mais qu'est-ce que tu fais ?! »

Se heurtant à un mur de silence, elle ne cessa pas pour autant de se débattre pour enfin finir par dégager son bras à quelques mètres du saule.

« Je dois m'occuper de cet arbre, je lui ai promis. Je veux savoir ce qu'il se passe. »

Mais là encore, aucune réponse ne lui fut donnée et c'est quelques instants plus tard qu'une horrible révélation s'insinua dans son esprit.

« Sœur dryade, tu as manqué à ta parole.

- Je n'ai rien fait, se défendit-elle, pourquoi une telle accusation ?

- Puisses-tu être maudite car ton compagnon est en train de me tuer.

- N-non.

- Les arbres sauront, la menaça-t-il, ils entendront mon agonie. Nulle dryade ne peut espérer tromper les arbres. »

Faisant volte-face, la jeune fille s'empressa de courir en direction de l'arbre mais on l'intercepta sans difficulté. Observant le visage fermé du gardien, ses mots sortirent comme des hurlements alors que le saule lui communiquait sa haine teintée d'une peur primaire.

La peur de mourir.

« Qu'est-ce que vous êtes en train de faire, rugit-elle. Vous ne pouvez pas le tuer ! »

La haine irradiait et lorsque la souffrance s'y mêla, un cri strident dans son esprit lui vrilla les tympans alors qu'on la plaquait au sol. Des larmes de douleur coulaient sur ses joues alors que sa voix sortait brisée.

« Il m'a demandé de l'aide, hurla-t-elle. Il m'a demandé de l'aider ! »

Mais ses mots n'atteignirent jamais le lézard dissimulé sous les branchages du saule, ou peut-être fit-il semblant de ne pas les entendre. Le noir total envahit tout son être pour la plonger dans le néant alors que les lamentations de l'arbre devenaient de plus en plus inintelligibles.

Le mange-songe brillait d'une lumière spectrale, son tronc était lacéré de toutes parts. La lueur au sein de son tronc s'était encore renforcée, estompant tous les détails par la simple force de son intensité, comme pour faire disparaître le maître de la forêt. La sève qui coulait des entailles, était-ce les larmes de la forêt mourante ? La dryade pouvait sentir ses propres larmes imbiber ses joues, peut-être n'arriverait-elle pas à sauver son arbre. C'était la première fois qu'un souhait aussi ardent animait son âme. Il fallait qu'elle trouve le moyen de le sauver.

Il le fallait à tout prix.

Ses paupières se soulevèrent pour laisser place à une clarté naissante. Ses muscles semblaient comme tétanisés lorsqu'elle tenta de se redresser. Impossible de faire le moindre mouvement sans déclencher une douleur aiguë. Leur camp de fortune, c'était là que Marie se trouvait. Personne ne semblait lui prêter attention. Aucun air coupable sur aucun visage, aucune compassion. La colère s'embrasa en elle avant que la réalité n'éclate devant ses yeux. Aurait-elle eu pitié durablement d'un arbre abattu lorsqu'elle se trouvait sur Terre ? Non. Bien sûr que non. Comment en vouloir à ceux qui ne pouvaient pas entendre la voix des arbres.

C'est Duldik, la licorne, qui annonça son retour à l'état conscient mais il était bien loin de la vérité. Cette dernière était encore prisonnière des hurlements, pire encore, de la promesse brisée. De nombreuses voix tentèrent en vain de lui communiquer quelque chose. Son corps ne voulait plus écouter, il fallait que son esprit fasse la part des choses avant de pouvoir reprendre le dessus. C'est un repos sans rêve qui l'emporta.

Quand la jeune fille se réveilla à nouveau, les élancements étaient plus ténus. Se redressant en position assise à l'aide des jumelles lefkitis, sa première demande fut d'aller voir le saule. Les regards échangés entre les membres du groupe paraissaient hésitants. Pourtant, Marie ne leur laissa aucunement le choix. Son insistance porta ses fruits et on la conduisit jusqu'au lieu du drame.
Tout le feuillage doré de l'arbre avait pourri sur place, il n'en restait que des branches nues et un tronc profondément entaillé. Le sol était parsemé de résidus végétaux, une terre noire se dévoilait ici et là. Démontrant le mal profond dissimulé auparavant par le feuillage de la forêt.

Fermant les yeux, la faelienne adressa des excuses silencieuses au bosquet. Quoiqu'avait pu dire Nwo, il lui était maintenant évident que la forêt ne survivrait pas sans son arbre-mère. Le tuer n'aurait jamais dû être une option. Quand elle tenta de demander à nouveau la raison d'un tel acte, aucune réponse ne lui fut donnée. Si le mange-songe souffrait du même mal, les gardiens allaient-ils tenter de le supprimer lui aussi ? Cette idée était insoutenable, ça ne devait jamais arriver. Observant ses avant-bras, ses iris d'ambre constatèrent sans émotion que les veinules de sèves s'étaient grandement étendues pendant son inconscience. Lorsque Chris entra dans son champ de vision, un souvenir lui revint à l'esprit. Il y avait eu un moment où elle s'était demandé à quel point cet amour naissant qu'il lui portait pouvait dépasser son allégeance à la garde d'Eel. Les limites venaient visiblement de se dessiner entre eux.

Profitant de plusieurs jours de marche lente pour leur laisser, à elle et au saurien, un temps de récupération plus important, la dryade fomenta un plan connu d'elle seule. Elle s'approcha un soir du purrekos faussement endormi, il lui avait suffi de glisser quelques mots à son oreille pour que le coin de ses lèvres se relève en un sourire ravi. Récupérant un sac déposé aux côtés de la licorne endormie, les deux compères quittèrent le camp, à l'insu de Saan qui patrouillait dans le sens inverse. Après avoir recouvert leurs silhouettes d'étoffes sombres pour échapper à la vision du familier volant, ils disparurent dans l'ombre de la nuit.

Quand les choses s'écorçent.Where stories live. Discover now