Car les choses n'ont pas toujours de sens.

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Le regain d'énergie de la jeune fille égaya le chat. Il ne savait plus sur quelle patte danser pour lui redonner un peu de vigueur et voilà qu'enfin elle acceptait de faire quelque chose. Elle le regarda avec attention poser ses coussinets contre sa peau, déclenchant ce fameux mécanisme qui l'avait tant effrayée bien des semaines plus tôt. Une sensation de chaleur apaisante l'envahit, fourmillant à travers ses veines pour se répandre dans tout son corps. A nouveau, un picotement au niveau du cœur mais rien de comparable à la fois précédente. Son regard se posa avec fascination sur sa main alors qu'une petite bille bleutée ondulait à sa surface. Le bleu n'était pas des plus flamboyants mais semblait plus reluisant que celui des villageois maladifs.
Observant l'unité de monnaie avec attention, elle fut surprise par sa texture si solide, c'était comparable à de la résine séchée.

« Tu ne dois surtout pas abuser de ces retraits. Ton cœur ne supportera pas un surplus de transaction. A ton niveau, je dirais que tu ne peux pas te permettre d'excéder cinq retraits journaliers.

- Quel risque y'a-t-il exactement ?

- Ton cœur peut lâcher et même si ce n'est pas le cas, tu vas traverser une très mauvaise passe si tu n'as plus d'énergie. »

Elle calcula les risques sans oser lui demander si une dépense excessive de maana pouvait contrecarrer sa transformation. Le marchand pouvait sentir que quelque chose clochait, son instinct primaire lui annonçait un éventuel danger mais il n'en fit rien. L'humaine devait apprendre seule à vivre ici ou elle ne pourrait jamais s'adapter à ce nouveau monde.
Monde qui était maintenant le sien.
La jeune fille décida d'aller dans la forêt pour mettre son plan à exécution. Assise en tailleur, elle laissa l'énergie brûlante envahir son métabolisme pour former une nouvelle gouttelette azur. Cette dernière roula sur le sol sans même qu'elle s'en aperçoive, une deuxième était déjà en train de se former dans le creux de sa paume. La suivante affola son cœur qui battait de plus en plus fort dans ses tempes. Celle qui suivit la laissa haletante et la dernière lui donna le tournis.
Cinq sphères bleues constellaient le sol de leur éclat terne, son corps entier était en proie à des fourmis et la faisait souffrir. Son regard se posa sur sa main avec hésitation, elle n'imaginait même pas ce que continuer risquait de lui faire subir. Laissant les billes de maana sur le sol, elle boitilla jusqu'au chariot pour s'y installer. Avec un peu de chance, la transformation ralentirait.

« Extraire son énergie vitale n'est pas une mince affaire, susurra le félidé, même si elle est rendue facilement accessible grâce à un guide. Tu ne devrais pas laisser trainer le fruit de ton labeur. »

Le marchand lui jeta une petite bourse sur le visage qu'elle écarta d'un geste l'air perdu.

« Pourquoi tout est aussi dur dans ce monde ? »

Le Purrekos ne répondit pas. Il n'avait pas vraiment de réponse.

« Je ne peux même pas choisir de rester humaine.

- Peut être que tu finiras par apprécier celle que tu deviens.

- Et si je ne m'y fais jamais ?

- Que le cristal te garde, mon chaton. Je n'en ai aucune idée. J'ai toujours été celui que je suis et je vis très bien avec cette idée. »

Elle n'osa pas lui rétorquer qu'avec son sens de l'honneur bien des choses devaient lui être facilement acceptables.

« Pourquoi votre famille ne vous recevra pas quand nous arriverons à Eel ? »

Le chat ricana sournoisement.

« Chacun des membres de ma famille a le marchandage dans le sang. Mais, certains sont plus encombrés que d'autres par des principes. Il semblerait que ma mère ait un peu trop transmis ces gènes à mes frères et pas assez à moi. La notion de principe d'honneur me semble quelque peu futile associée au marchandage.

- C'est pourquoi vous êtes devenu un marchand de drogue.

- Je te répète que ce n'est pas de la drogue. Tu pourrais en consommer sans ressentir ni dépendance, ni douleur quelconque.

- Vous savez très bien que je ne goûterais pas.

- C'est pourquoi tu ne sauras jamais si je dis la vérité ou pas. »

Mouchée par cette répartie, la jeune fille recommença à l'ignorer dans son coin.
Un mois entier passa sans que leur relation ne progresse, la faelienne souffrait toujours de ses cauchemars sans savoir d'où ils venaient et le chat finissait leurs réserves de baies à des prix de plus en plus exorbitants.

« Nous nous éloignons de la forêt des mange songes. Il est normal que le prix soit décuplé en conséquence.

- C'en deviendrait presque écœurant de t'écouter.

- Tu ferais une bien piètre marchande.

- Heureusement que je ne me suis jamais destinée à cette voie.

- Sans doute oui. Tu as trop de scrupules.

- Et toi largement pas assez.

- Ces gens sont des adultes, ils font ce qu'ils veulent.

- Et tu ne les influence pas du tout. »

Éclatant d'un rire franc, le chat dut bien se résoudre à admettre son rôle dans l'histoire.

« Certes oui, mais je ne peux forcer personne, quelque part c'est qu'ils en voulaient bien. »

Cette phrase résonnait étrangement aux oreilles de la jeune fille. Si elle-même avait dû vivre dans de telles conditions de précarité peut être qu'elle aurait aussi cédé face à une tentation aussi bien vendue. Son père n'avait jamais été riche mais elle n'avait pas pour autant manqué cruellement de quoi que ce soit. Au contraire, il avait toujours tenté de lui offrir ce qu'il considérait comme le meilleur à la hauteur de ses moyens.
Les villages s'étaient enchainés mais elle n'avait jamais aperçu plus que des bouts de bras ou de têtes. Elle refusait toujours de sortir alors que ses mollets et ses pieds étaient dévorés par l'écorce. L'idée que son corps entier en soit un jour recouvert lui donnait des sueurs froides. Le problème était qu'ils se rapprochaient visiblement des grandes villes et que la densité de population croissait en réponse. Les odeurs étaient moins prenantes à l'entrée des villages, elle avait même pu renifler à plusieurs reprises des senteurs plutôt alléchantes. La qualité de vie des habitants semblait nettement s'améliorer et pourtant le marchand trouvait toujours des acheteurs.
Le félin gris lui annonça qu'il ne restait pas plus de deux semaines de voyage avant Eel lorsqu'ils s'arrêtèrent dans une auberge. Méfiante, la jeune fille jeta un coup d'œil suspicieux vers l'endroit. Un bâtiment en pierres noires, haut de deux étages et affichant bancalement une pancarte portant le doux nom de « Hôte du bon lit ». Elle fut étonnée de voir qu'elle pouvait lire l'écriture locale, Purroros lui expliqua que les runes magiques n'avaient pas besoin d'être apprises pour être lues. Il existait tout un commerce de scribes runiques pour rendre la lecture et l'écriture accessible aux gens.
Après que le chat lui ait certifié qu'il n'y avait personne dans l'étable où ils s'étaient arrêtés, la faelienne descendit pour la première fois depuis plus de deux mois du chariot au beau milieu d'une ville. L'heure était tardive et les rues désertes. Ils n'eurent aucun mal à se faufiler jusqu'à leur auberge où la jeune fille s'étrangla presque en étudiant le tenancier.
C'était un énorme homme à la peau grise, affublé d'un nez de cochon et de défenses recourbées. Ses petits yeux porcins se posèrent sur elle avec indifférence alors qu'il énonçait un prix puis la localisation de leur chambre après paiement. Il passa devant d'une démarche lourde, un trousseau de clefs à la main et elle pu admirer la largeur colossale de ses épaules. Elle ne souhaitait à personne d'être la victime de cette immense créature et ne doutait pas un instant que l'auberge soit un endroit très sûr. Lorsqu'ils purent enfin pénétrer dans la chambre pour y dormir, elle se laissa tomber avec délice sur un lit aux draps tout aussi gris que le propriétaire. Une odeur de plantes se dégageait de l'édredon à la tête du lit, apaisante et douce.

« Avec quel animal cet homme était-il croisé ? Un sanglier ?

- Tu as donné toute seule la réponse. C'est un ogre.

- Un ogre ?

- Oui, un ogre. »

Elle se redressa sur ses avants bras avec un air inquiet.

« Tu sais, dans mon monde les ogres des histoires mangent les enfants. »

Laissant ses pupilles se dilater le chat la fixa avec attention.

« Nous allons devoir fermer la porte à clef et déposer tous nos meubles devant avant de dormir dans ce cas. »

Elle resta perplexe quelques instants avant de comprendre qu'il se moquait clairement d'elle. Boudeuse, elle enfonça sa tête dans l'énorme oreiller avant de fermer les yeux.

« Bonne nuit, mon chaton. »

Mais elle n'en entendit pas un mot car les songes l'avaient déjà rattrapée. Pour la première fois depuis son arrivée, elle passa une nuit paisible et reposante. Pas de voix étranges, ni même d'arbres tueurs.
Elle s'étira avec délice le matin venu. Le chat n'était plus dans la chambre mais ça ne l'indisposait pas plus que ça, elle profita de ce moment de solitude pour observer par la fenêtre.
De nombreuses maisons étaient accolées par un mur commun, comportant chacune un ou deux étages, le paysage se découpait en dents de scie dans un étrange ensemble. Des gens se baladaient paisiblement, ils semblaient presque normaux mais des oreilles pointues et différents appendices bien souvent animaliers se greffaient aux silhouettes. La présence d'armes ouvertement portées était aussi synonyme de préoccupation pour la jeune fille, tout ce monde lui semblait un peu trop moyenâgeux à son goût. L'époque du moyen âge ne semblait pas des plus attrayante pour la gente féminine dans son monde et l'idée de se faire tuer à chaque coin de rue ne la tentait pas beaucoup non plus. L'honneur et les duels n'étaient pas des valeurs bien sûres.
La porte grinça, annonçant le retour de Purroros sur le palier. Il portait un plateau recouvert de légumes cuits à l'eau, chose qu'elle n'avait pas mangée depuis bien trop longtemps. Elle se sentit saliver alors que la simple odeur d'une carotte cuite émoustillait ses papilles aussi surement qu'un plat divin de son monde. Elle prit place sur l'une des deux chaises placées autour d'une petite table en bois et dévora littéralement sa part.

« D'ailleurs Purroros, est-ce que par hasard il y aurait de l'eau chaude par ici ? »

Elle n'avait eu que de l'eau froide pour se récurer ces derniers temps et rêvait d'un bon bain chaud. A défaut d'un bain, une simple cuvette d'eau chaude et une éponge feraient largement l'affaire.

« J'imagine que ça doit se trouver. »

Elle exulta à cette idée. Le Purrekos n'était pas aussi friand qu'elle d'une toilette intégrale à l'eau, il semblait se contenter de quelques coups de langues comme ses cousins terrestres. Quelques minutes plus tard, il revint avec l'ogre tenancier pour que ce dernier la guide jusqu'à la salle de toilette réservée aux dames. Elle déglutit quelques fois en suivant le colosse mais il semblait parfaitement inoffensif bien que peu causant.

« Ici. »

Il lui tendit une clef et disparut après avoir été remercié. Elle déverrouilla le verrou pour pénétrer dans une toute petite salle munie d'un robinet, d'une cuvette en bois, d'un tabouret, d'un miroir et d'une étagère. Elle s'approcha de l'étagère pour faire l'inventaire de ce qui était mis à sa disposition, serviettes, gants, savon... Tout ce qu'il lui fallait pour enfin se sentir propre.
Mettant un point d'honneur à rattraper toutes ces semaines de toilette de chat, elle décida de frotter avec acharnement sur le moindre centimètre carré de sa peau. Mais, arrivée au bas de ses jambes, elle fut prise d'hésitations. Depuis son changement épidermique, elle n'osait plus vraiment toucher aux parties contaminées par l'écorce. Quand elle frôlait le bois, elle ne sentait presque rien. Comme si ses terminaisons nerveuses n'étaient plus qu'un souvenir lointain. Elle ne se sentait pas la force d'y toucher.
Elle s'enroula dans une serviette puis s'assit en entrouvrant la lucarne, qui se trouvait au sommet de la pièce, à l'aide d'un bâton prévu à cet effet. Plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'un poing ne s'abatte à plusieurs reprises sur le battant de la porte, la sortant de sa rêverie aussi efficacement qu'une douche froide.

« Tu vas bien, mon chaton ?

- Oui. Je vais sortir. »

Elle ramassa ses vêtements, eux aussi étaient d'une saleté repoussante et dégageaient une odeur questionnante. Fermant les yeux quelques instants, elle puisa en elle le courage de se rhabiller et de passer la porte. Ses pieds semblaient suffisamment secs pour ne pas laisser de traces.
L'ogre l'attendait derrière la porte, elle se doutait de sa présence, le chat n'aurait jamais pu cogner la porte au point de la faire trembler.

« Merci pour la clef. »

L'ogre inclina la tête en récupérant l'objet et regagna son poste.
Elle retourna dans la chambre pour rejoindre le félin anthracite qui l'attendait d'un air inquiet. Peut être que son état s'était dégradé sans qu'elle ne s'en aperçoive. Elle avait pourtant dormi à merveille.

« Nous allons oublier certaines étapes de mon voyage, j'ai ramassé suffisamment de bénéfices. Nous serons à Eel dans une semaine. »

Elle hocha la tête sans émotion. L'abattement semblait à nouveau l'envahir alors qu'elle errait sans but depuis des semaines dans un monde qui n'était pas le sien. La seule chose qui raviva un peu son esprit était l'espoir fugace que les humains qui se trouvaient là bas lui indiqueraient comment rentrer chez elle.

Quand les choses s'écorçent.Where stories live. Discover now