Les choses se passeront.

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Tapant du talon sur le sol, Marie se demanda si ses jambes de bois pouvaient briser la fenêtre de sa chambre. Les voix s'étaient enfin calmées mais pour combien de temps ? Il fallait qu'elle s'éloigne des forêts, qu'elle se terre dans un endroit où on ne pourrait plus l'atteindre. Une bonne vingtaine de plans d'action défilèrent dans sa tête sans qu'aucun ne semble suffisamment intelligent pour être mis en place. Quand bien même la fuite aurait été une alternative plausible, aucune solution ne l'attendait à l'extérieur. La force des choses voulait qu'elle reste enfermée ici.

Sortant le cristal de lumière de la poche de son jogging, la faelienne l'observa avec attention pour se changer les idées. Ce bout de caillou avait quelque chose d'apaisant, le regarder lui faisait du bien. Même s'il n'éclairait presque pas à la lumière du jour, ses reflets verts étaient éclatants. Cinq jours étaient passés depuis le début de son enfermement, en totale solitude. On ne venait que pour lui apporter à manger et de quoi se laver. D'une certaine manière, c'était appréciable mais d'un autre côté, c'était hautement angoissant.

La jeune fille faisait le point sur ce qui vagabondait dans son esprit. L'histoire de la pieuvre géante à propos de l'impossibilité d'effacer sa mémoire était d'ailleurs au centre de ses réflexions. Même en retournant les paroles dans tous les sens, rien de concluant n'émergeait de ses hypothèses. Mis à part que quelqu'un dans ce monde, non, dans le quartier général, avait le pouvoir d'effacer les souvenirs et s'en servait. Sans doute pour le compte d'un quelconque haut gradé de la garde. Cette nouvelle était sans aucun doute une mauvaise chose. Si la pieuvre avait dit faux, on pouvait effacer ses souvenirs, et si elle disait vrai, ça la mettait sans doute en danger. Enroulant une mèche verte autour d'un de ses doigts, la dryade continua de réfléchir longuement.

« J'apporte le repas. »

La voix derrière la porte s'annonçait pour le premier repas de la journée. Marie mourrait littéralement de faim alors elle n'allait pas se faire prier pour venir prendre son plateau. Pourtant, elle n'en fit rien quand la porte s'ouvrit.

« Alors gamine, la forme ? »

Le regard mauvais de la jeune fille en disait long. Le faelien terrestre était venu lui apporter sa nourriture en personne.

« Vous avez le droit d'être là ?

- J'ai dû plaider ma cause pendant plusieurs jours mais je peux te dire avec fierté que je suis absolument dans mon bon droit en venant ici. »

Fronçant les sourcils, Marie ne savait pas très bien quoi penser de cette déclaration.

« Vous avez plaidé votre cause ?

- Miiko n'est pas facile à convaincre.

- Qui est Miiko ? »

Un sourire ironique orna les lèvres de l'homme.

« La douce renarde au caractère angélique que tu as rencontré quelques jours plus tôt. »

La femme aux cheveux noirs et à queues de renard s'appelait donc Miiko.

« Pourquoi avoir demandé à m'apporter mes repas, cracha-t-elle avec méfiance. Vous n'avez rien de mieux à faire ? »

Le faelien leva les yeux au ciel en souriant, à peine exaspéré devant l'agressivité de celle qu'il prenait pour une enfant.

« J'ai une foule de choses à faire mais comme je t'ai déjà rencontrée malgré la procédure, je suis le seul faelien qui puisse t'approcher en attestant que je ne succomberais pas à ta langue de vipère.

- Ma..?

- Oui, tu as bien entendu. Tu ne sais pas quand il faut te taire et c'est ton plus gros défaut actuellement, ainsi que la raison pour laquelle tu te retrouves enfermée.

- Je me suis tenue tranquille ces derniers temps, cette sanction est injustifiée.

- Tu peux me regarder dans les yeux en m'attestant qu'à aucun moment tu n'as outrepassé les règles ? »

Détournant vaguement le regard, la dryade ne pouvait évidemment pas dire ça sans mentir. Elle savait au moment où elle était sortie de sa chambre que ça pouvait lui poser des problèmes, même si rien ne l'avait préparée à une telle réaction de la part de ses hôtes.

« Bien. Nous sommes d'accord.

- Il n'empêche que je n'ai rien fais de dramatique. Tout ça est disproportionné.

- Parce que tu prends tout à la légère, petite Marie.

- Ne m'appelez pas comme ça. Je ne prends rien à la légère, si je suis sortie, c'est par ce que j'avais une excellente raison que je n'ai aucunement envie de partager. »

Les yeux bridés du gardien s'effacèrent presque alors qu'il les plissait pour déterminer si ce que disait la jeune fille était, ou non, crédible.

« C'est quoi votre nom déjà ? Je ne m'en souviens plus et ça m'agace de vous parler sans le savoir. »

Un long soupir lui répondit.

« Ce genre d'habitude est à changer si tu ne veux pas te causer de problème. Tu ne peux pas être aussi agressive quand tu parles.

- Si je suis agressive c'est parce que c'est ce monde qui me rend comme ça.

- Tu te rends agressive toute seule comme une grande, ne remets pas la faute sur le monde.

- Bon, et votre nom ?

- Huang. Mais je te le répète, il faut que tu fasses profil bas ou tu vas avoir des problèmes.

- Merci pour la leçon mais je crois que je vais simplement me contenter de manger.

- Tu as des amis ici, chez les faeliens, mais si tu ne veux pas de notre aide alors on ne peut rien pour toi. Je ne reviendrais plus. »

Attrapant le plat cuisiné à son intention, la dryade l'arracha presque des mains de Huang pour l'apporter jusqu'à son lit. Ce dernier n'ajouta pas un mot et repartit en verrouillant la porte. Laissant sa fourchette en suspens, la jeune fille se demanda si faire le deuil de sa fierté mal placée servirait réellement à quelque chose. Ces joutes verbales lui donnaient l'impression de se sentir bien. Son venin, poison oral pour les autres, se transformait en remède pour elle. Pendant un instant, elle se croyait à nouveau comme tout le monde. Elle se revoyait dans la cour rabattre son caquet à une pimbêche, c'était le bon vieux temps. Son sourire éphémère se fana. Ici, elle n'avait nulle part où rentrer après une mauvaise dispute. Même les remontrances de son père lui manquaient, il n'y avait que lui qui savait faire redescendre la pression chez elle sans déclencher l'orage. Elle allait devoir apprendre à se tempérer seule à présent.

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Deux jours de plus passèrent avant que Balgard ne la convoque à nouveau pour s'entraîner sous surveillance, mais la salle était de nouveau vide. Pas un seul gardien inconnu à portée de vue.

« Combien de temps va durer ma punition exactement ? »

Sa question était posée d'un air détaché mais il lui tardait d'en connaître la réponse. Le tigre tenait une massive hache de fer entre ses mains, il en posa la lame au sol, avant de répondre.

« Combien de temps devrait durer cette punition pour que tu prennes au sérieux notre règlement ? »

Cette répartie n'était pas du goût de la faelienne.

« Je prends déjà votre règlement au sérieux. La dernière fois, j'avais juste besoin de calme.

- Ta chambre n'est-elle pas assez calme ? Vu que tu y es enfermée seule depuis des jours, tu dois être ravie. »

Détournant le regard, elle fixa une collection d'épées d'apparat accrochées au mur opposé, sans piper un mot.

« Tu es une jeune fille incompréhensible et tant qu'on arrivera pas à te comprendre, tu n'auras aucune liberté au sein de nos quartiers. »

L'énervement crispait les muscles de l'apprentie obsidienne, devait-elle aller passer ce fichu pacte pour être enfin tranquille ? Peut-être après tout que les avantages étaient bien plus grands, avec plus de puissance, la dryade pourrait tenir tête à ceux qui cherchaient à prendre l'ascendant sur elle.

« Je...

- Tu quoi, s'agaça-t-il. »

Les mots n'arrivaient pas à sortir mais il le fallait. Rester enfermée éternellement pour avoir gardé le silence sur ses problèmes n'avait pas de sens. Chris le lézard l'avait bien dit, on s'en fichait que tout le monde sache ou pas.

« La forêt m'appelle, lâcha-t-elle faiblement. »

La tête du fauve se pencha alors qu'il haussait de façon presque comique l'une de ses arcades poilues.

« Tu veux parler de cette histoire d'alliance avec les arbres ?

- Est-ce que vous avez oublié que je suis une « dryade » et que par définition selon vos propres explications je suis donc liée aux forêts, s'agaça-t-elle en montrant ses jambes de bois. Il faut que j'aille parler avec ces fichus arbres ou je vais devenir folle. »

Pensif, Balgard agrippa le manche de son arme avant de la balancer sur son épaule pour aller la ranger.

« Ce genre de chose ne dépend pas de moi. Je dois en parler avec notre chef.

- Qui, la femme renard ? Elle ne m'aime visiblement pas du tout.

- Quelle sottise, elle n'est là ni pour t'aimer, ni pour te détester. C'est à son monde qu'elle pense. »

Il n'empêchait que Marie était persuadée que la renarde allait refuser quand elle fut convoquée dans la grande salle du Cristal le lendemain. La dirigeante des gardes était accompagnée d'un homme au faciès indescriptible ce jour-là. A vrai dire, en cherchant dans ses souvenirs, Marie se souvenait lors de son voyage avec Purroros avoir croisé un homme ogre à défenses de sanglier. Ils étaient tous deux vraisemblablement de la même espèce.

« Balgard m'a expliqué que tu souhaitais te rendre hors du quartier général pour passer un pacte avec une forêt. Pourquoi ? »

Marie dut se retenir de pouffer de rire tant cette question était absurde.

« Les dryades de votre monde ne parlent jamais de comment se déclenche ce fameux pacte ? Ça fait des semaines, non, des mois que la forêt hurle dans ma tête de façon totalement impossible à prévoir. Je veux, non plus que ça, j'ai besoin que ça s'arrête ou je vais finir par perdre l'esprit. »

L'homme phacochère ne semblait pas du tout touché par la discussion, il se tenait bien droit sur ses jambes musclées tout en agrippant fermement sa hallebarde. Leurs regards se croisèrent durant quelques secondes sans que rien de spécifique ne se passe.

« Tu dois comprendre que je ne sais toujours pas si nous pouvons te faire confiance. »

La voix de la faery semblait pour une fois dénuée de colère et démontrer un certain intérêt pour la situation de la jeune fille. De toute façon, dans ce monde, personne ne semblait vouloir accorder sa confiance, ni les Eldariens, ni même Marie.

« Pour quelle raison devez-vous me faire confiance ? Je n'ai aucune faculté spécifique qui pourrait vous nuire, aucune influence, rien d'effrayant en somme. C'est plutôt moi qui devrais vous craindre. »

Et elle les craignait, ça oui. Ils pouvaient décider de son destin sans même qu'un mot franchisse ses lèvres. La renarde agita un bâton emprisonnant une flamme bleutée, son avis ne semblait finalement pas encore aussi fixé que la dryade le pensait.

« Tu as à la fois raison et tort. Tu as dû saisir que nous vivons des temps troublés, la moindre étincelle peut se transformer en brasier. Tu dois comprendre que les choses que nous prenons en compte vont bien au-delà de tes considérations personnelles. »

Cette impression de se faire passer un savon rendit la jeune fille un peu gênée.

« Tes propos sur notre monde, débités de façon totalement arbitraire... »

Marie allait protester quand la renarde l'arrêta d'un geste de la main, posant deux doigts tièdes sur ses lèvres.

« Ces idées sont inacceptables, tu ne peux pas attendre d'un monde comme le nôtre qu'il soit similaire au tien. Nous gérons une quantité phénoménale de magie qui peut être concentrée en n'importe quel citoyen lambda. Ce qui sous-entend que chacun des occupants de cette cité peut, même sans le vouloir, devenir une source de calamité. Alors toi, la faelienne tombée du ciel, ne penses-tu pas que tu représentes un danger plus grand encore ? »

Il était difficile de contredire ces arguments quand bien même la dryade pensait qu'ils manquaient un peu de nuance. Reculant pour retirer la main qui la bâillonnait, l'air de rien, elle pinça ses lèvres.

« Vous n'allez pas me laisser sortir, gémit-elle, la voix presque brisée. »

- Je dois en parler avec les autres chefs de garde, je te donnerais une réponse plus tard. »

Marie venait d'être congédiée par cette simple phrase.

Son bras se releva instinctivement vers la chef suprême, comme pour se raccrocher à elle et à l'idée que tout n'était pas perdu. Le membre retomba mollement alors que Balgard venait de l'attraper par l'épaule. Parcourant les couloirs bondés d'un pas lent à la suite du fauve, la jeune fille sentit une forte lassitude s'emparer d'elle.

« Sœur dryade, paniquaient-ils, tu dois venir. Il faut que tu fasses vite. »

Une douleur lancinante enserra sa tête alors qu'elle y plaquait ses mains. Implorant les arbres d'arrêter de crier en hurlant à son tour, elle ne vit pas les nombreux regards converger vers son corps prostré sur le sol. C'était peine perdue, lutter ne servait à rien. Le sang pulsait dans ses veines à une vitesse bien trop élevée, ses tempes étaient bien trop douloureuses. Ses cordes vocales commençaient à la faire souffrir, il fallait qu'elle cesse de crier. Une main tenta d'attraper son poignet pour décoller les mains de son visage mais ses muscles étaient tétanisés.

« Le temps presse, tempêtaient les arbres. Ils vont finir par dépérir. »

Une vive sensation au niveau de sa nuque se manifesta avant que son regard ne sombre dans l'obscurité. Ses yeux se rouvrirent sur un plafond rosé, la tête de l'infirmière la surplombant.

« Marie, est-ce que tu peux m'entendre ? »

La faelienne hocha mollement de la tête. Elle se sentait dans aussi vidée que lors de son malaise dans les bains.

« Je ne veux pas t'alarmer mais je pense que quelque chose ne va pas avec ton état. L'écorce sur tes jambes a progressé plus loin que je ne l'avais prévu. Et, commença-t-elle prudemment, depuis quand ces veines de sève sont apparues sur tes épaules ? »

Dodelinant de la tête, Marie observa ses épaules dénudées avec effroi. Des lignes vertes avaient remplacé ses veines ou n'était-ce pas plutôt son sang qui avait viré de couleur ?

« Qu... qu'est-ce qui m'arrive ? »

Des sanglots déformèrent sa voix. Cette fois, elle ne les retiendrait pas.

« Je vais me transformer en arbre ? Ou... est-ce que ce sont les arbres qui me font ça par ce que je ne viens pas les voir ? »

Eweleïn analysa très sérieusement ces pistes de réflexion avant de donner son verdict.

« Balgard m'a expliqué que les arbres te parlaient directement par transmission de pensées. Tu me confirme ça ? »

La jeune fille, blême, secoua sa tête de bas en haut.

« C'est un phénomène très rare. La forêt qui t'appelle doit se sentir en danger et essaye de t'attirer à elle. C'est ça qui doit amplifier ta transformation, elle a dû injecter dans ton corps une partie de son pouvoir sans ton accord pour pouvoir te retrouver facilement et communiquer avec toi.

- Vous devez... enlever ça de mon corps. »

La moue déconfite de l'elfe parla pour elle.

« Je ne peux pas faire ça, l'énergie est parfaitement liée à la tienne. Ce serait te tuer. »

Les larmes coulèrent abondamment sur les joues blanches de Marie, ses yeux d'ambre brillaient d'un éclat fiévreux. S'ils continuaient à l'enfermer, elle finirait par se transformer plus encore avant de devenir complètement folle.

Quand les choses s'écorçent.Where stories live. Discover now