Celles qu'elle ignorait.

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Au milieu de tout un tas d'objets à l'allure disparate, une silhouette recroquevillée s'était recluse dans un coin. La jeune fille tenait son bras fermement tout en lançant un regard mauvais au félidé qui conduisait la carriole. Deux énormes bêtes, qui lui étaient totalement inconnues, la tiraient sans relâche d'un trot sportif. Le félin chantonnait d'un air guilleret comme si de rien n'était, comme si tout ce qu'elle traversait était parfaitement normal. Les événements, la forêt, le Pukkos ou quel que soit le nom de cette bestiole. Tout semblait parfaitement anormal. Elle avait beau fermer les yeux de toutes ses forces pour revenir à elle, rien ne changeait. Mis à part une certaine tension cérébrale due aux efforts répétés.
Elle se sentait plus méfiante que jamais mais, sans s'en rendre compte, alors qu'elle regardait les arbres translucides luire d'un éclat spectral, le sommeil l'emporta dans un songe aussi apaisant qu'effrayant. Un arbre, à la même allure sordide que ceux qui absorbaient les rêves, plantait ses racines en elle, l'absorbant totalement. Cette idée aurait pu être cauchemardesque mais à son grand étonnement, elle ressentait une sorte de plénitude extrême à l'idée de fusionner avec la forêt. A ce sentiment d'apaisement se mêlait une profonde incompréhension et un malaise si intense qu'elle finit par s'éveiller en sursaut.
Les fredonnements du chat n'avaient pas cessé, la nuit non plus n'avait pas encore dit son dernier mot. La sève des arbres semblait étinceler bien plus qu'avant son moment d'absence, elle observa ce phénomène surnaturel avec stupéfaction.

« Ils se sont nourris des songes comme chaque nuit. Mais je les ai rarement vus aussi lumineux. On dirait presque que la forêt tente de se refermer sur nous. »

Elle médita cette phrase. Les forêts pouvaient-elles réellement se mouvoir dans ce monde ? Elle réprima un frisson d'effroi en pensant qu'elle ne désirait pas spécialement connaitre le fin mot de l'histoire. Un long moment passa avant que le soleil ne daigne enfin les réchauffer de ses rayons et que les végétaux ne retournent en état de veille jusqu'au soir suivant. Le silence qu'elle s'obstinait à conserver était en fait peuplé de réflexions sans réponse, si bien qu'elle finit par questionner son guide félin.

« Où sommes-nous ?

- Dans la forêt des mange-songes, nom bien peu original mais très parlant.

- Ces arbres mangent-ils réellement les rêves et les souvenirs ?

- Oui. Chaque fragment de mémoire, rêvé ou réel, qu'ils absorbent est digéré et convertit en maana.

- Maana ?

- C'est l'énergie de l'âme. La source de toute magie et surtout de la vie des créatures de la Faery.

- Holà, bien trop de mots que je ne connais pas. Et la Faery qu'est-ce que c'est que ça encore ?

- C'est un tout. L'ensemble des créatures magiques quelles que soient leurs races. »

Elle enregistra ces informations sans parvenir à vraiment leur donner un sens précis. Le chat continua son exposé, prenant au sérieux son rôle de mentor d'un autre monde comme dans un film où le héros part en quête initiatique.

« Le maana est d'ailleurs bien plus que l'énergie vitale, il sert aussi de monnaie d'échange. »

Avant même qu'il ait pu continuer sa phrase, l'humaine l'arrêta en agitant ses mains.

« Tu te moques de moi ? Vous donnez votre énergie vitale en guise de paiement ? Mais vous êtes fous ! »

Le chat souffla légèrement du nez en levant les yeux au ciel. Elle aurait presque pu trouver ça comique si la déclaration qu'il venait d'exposer comme un rien n'était pas aussi incongrue.

« Ce n'est pas un stock à quantité fixe. Le corps produit de l'énergie jour après jour. Personne ne donnerait son maana si ça signifiait avancer l'heure de sa propre mort. Quoique certaines minettes seraient presque prêtes à vendre leur pelage pour du maana. Mais c'est une autre histoire. »

Elle fronça les sourcils, toujours perplexe.

« Comment est-ce qu'il sort ce maana ? »

Le félin leva les yeux au ciel en arrêtant son chariot. Il se retourna avant de tendre sa patte velue vers le haut. Une goutte bleue et ondulante s'y forma, enflant progressivement jusqu'à la taille d'une bille pour devenir parfaitement rigide.

« C'est du maana. Il suffit simplement d'être initié et le mécanisme s'enclenchera instinctivement par la suite. Tu veux essayer ? »

Laissant la bille bleutée rouler entre ses coussinets, il la regarda d'un air de défi. Comme si elle pouvait avoir peur de faire sortir son énergie vitale. Grotesque.

« Très bien. Qu'est-ce que je dois faire ?

- Tu n'as qu'à me donner ta main.»

Le sourire carnassier du félin la fit douter quelques instants avant qu'elle ne se décide. Elle allongea son bras pour déposer sa main sur la patte grisâtre du félin.

« Prête ? »

Elle ne put s'empêcher de déglutir en hochant la tête. Une sensation de chaleur douce se déversa dans ses veines pour envahir son corps. Son cœur commença à fourmiller alors qu'elle retirait sa main paniquée.

« Ça suffit, je n'ai aucune envie de mourir d'un arrêt cardiaque. C'était une très mauvaise idée ! »

Ricanant, le félidé retourna s'asseoir pour redémarrer la carriole.

« Tu n'en mourras pas chaton. Mais j'attendrais que tu sois prête. Le maana est trop frais dans tes veines pour être extrait sans douleur. »

Elle coupa court à la discussion en retournant s'installer à l'arrière du charriot, entre deux barils remplis à ras bord de ces baies brunes qu'elle avait vu plus tôt dans la forêt. Ses bras enroulés autour de ses jambes repliées, elle se mit à penser à ce qui l'avait conduite ici. Elle était certaine qu'elle se trouvait dans une forêt de campagne tout ce qu'il y avait de plus classique. Pour égayer un peu sa randonnée, elle avait choisi un itinéraire diffèrent et avait aperçu un cercle suspect de champignons. Elle les avait observés de près avant d'entrer dans leur farandole et de basculer dans un rêve sans queue ni tête. Elle soupira longuement en se demandant s'il n'était pas préférable de dormir à nouveau pour que le temps passe plus rapidement. Appuyée sur les planches en bois poncé, elle ferma les yeux en se laissant emporter par la voix du chat, pour cesser de penser au reste.
C'est son ventre qui la réveilla en gargouillant sauvagement. Son humeur ne s'était pas arrangée avec sa sieste et voilà que maintenant elle commençait à mourir de faim. Grognonne, elle rechignait à quémander de la nourriture mais elle finirait bien par céder à cause de la faim à un moment ou un autre alors autant demander dès l'instant présent.

« Dites-moi, est-ce qu'il y a quelque chose à manger ? »

Le chat émit un long bruit songeur sans se retourner car la carriole longeait une pente escarpée.

« Il y a de quoi tenir quelques jours mais je n'avais pas prévu un compagnon de route. Il faudra marchander pour nous réapprovisionner. »

Elle haussa les sourcils avec désinvolture, trouver une échoppe ne devrait pas être si compliqué une fois sorti de la forêt.

« Nous sommes loin du prochain village ?

- Quelques heures sans doute.

- Enfin une bonne nouvelle ! »

Ils pourraient s'y restaurer copieusement et elle n'aurait ensuite qu'à lui fausser compagnie pour terminer ce rêve stupide dans le calme. Un sacrément bon plan.
Tout du moins c'était ce qu'elle croyait.

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« Où sommes-nous ?

- Dans le village d'Irranse. »

Rien n'aurait pu décrire l'expression de son visage alors qu'elle découvrait le bidonville qui se profilait à l'horizon. Rien non plus n'aurait pu rendre justice à cette odeur de fumier et d'ordures qui occupait l'espace aérien avec tant de force qu'elle en semblait presque tangible. La respiration sifflante, elle plaqua sa main sur son nez avec dégoût alors que son guide, lui, restait impassible.

« Tous les villages sont comme ça ?

- Beaucoup oui. Nous sommes bien loin des villes et de leurs points de ravitaillement. Ce sont les gens qui n'ont rien qui finissent ici lorsqu'ils n'adhèrent plus à la politique omnipotente du Cristal. Les villageois doivent faire beaucoup de chemin pour espérer trouver de la nourriture. Ce sont les marchands itinérants qui les fournissent. A des prix qui bien entendu sont favorables à l'expansion de leur fortune. »

Elle resta interdite face à ce phénomène inconnu. L'idée que la nourriture soit un luxe et que les gens en fassent commerce, ça n'avait rien de plaisant dans son monde non plus mais elle n'en avait jamais été témoin. C'est quand une femme d'une trentaine d'année fut à portée de vue qu'elle réalisa vraiment ce que ça signifiait. Un visage émacié et des dents manquantes, des vêtements aux rebords usés et déchirés. Un enfant aux gestes lents, barbotant dans la boue à défaut de pouvoir jouer avec mieux. La jeune fille retourna à l'arrière de la carriole pour limiter son champ de vision.

« Est-ce que vous en avez rapporté ? entendit-elle.

- Bien sûr, ma dame. »

La femme s'était adressée au chat marchand avec une telle intensité qu'il était impossible d'y rester insensible. L'humaine naïve se demanda ce que les villageois pouvaient bien attendre de si précieux, il était évident que le félin n'avait pas assez de nourriture pour un village. C'est sur cette réflexion qu'elle le vit passer entre elle et les barils de baies brunes pour en remplir un sac. Si ces baies étaient comestibles alors pourquoi ne l'avait-il pas dit ? Le regardant faire sans bouger, elle ne put s'empêcher de s'avancer vers l'extérieur pour voir ce que la femme allait faire de ce sac. Deux hommes à l'allure précaire s'étaient approchés du chariot et plongèrent la main de concert vers le sac avant que le chat ne feule.

« D'abord, le maana. Et ensuite, la marchandise. »

Tour à tour, les villageois usèrent du tour de magie permettant d'extraire cette fameuse énergie vitale. Des billes d'un bleu pâle, très différent du bleu profond qu'elle avait vu dans la patte du chat, furent échangées contre le sac. La mère se goinfra sans retenue alors que l'enfant curieux se haussait sur la pointe des pieds en tendant la main. Elle y déposa une baie qu'il dévora goulument et lorsqu'ils eurent tous copieusement mangé, ils s'assirent à même le sol avec un air extatique.
Comprenant peu à peu la scène à laquelle elle assistait, tout son corps sembla se décomposer. Alors qu'il lui parlait un peu plus tôt des marchands qui s'enrichissaient sur la misère d'un peuple à l'agonie, elle n'avait pas songé qu'il pouvait s'inclure dans le lot. L'odeur nauséabonde lui semblait de plus en plus insupportable et elle n'avait pour seule envie que de quitter ce village. Prostrée au fond du charriot, elle prit soin de s'appuyer sur le mur opposé aux barils.
Le marchand revint une dizaine de minutes plus tard, un sac de nourriture sur l'épaule avant de redémarrer l'attelage des deux bêtes géantes. Elle laissa le silence s'installer alors que des pensées moroses envahissaient son esprit.

« Dans mon monde aussi il y a des vendeurs de bonheur. Un bonheur mortel qui tue les gens à petit feu et qui, au final, ne profite qu'à ceux qui le vendent. »

Pas un muscle ne tressauta ou n'indiqua une quelconque culpabilité alors que le chat s'exprimait d'une voix calme et posée.

« Je ne vends pas ce genre de bonheur mon chaton. Le mien est strictement magique et n'entraine aucun effet néfaste, les gens oublient simplement leurs problèmes et leur faim pendant un temps.

- En vous donnant leur nourriture ?

- En mangeant les baies que j'ai cueillies aux risques et périls de mon pelage.

- Charlatan que vous êtes. Vous avez laissé une mère droguer un enfant.

- Pense ce que tu veux. Chacun fait commerce comme il le peut. Mais c'est ce commerce qui nous permettra de ne pas mourir de faim d'ici notre arrivée à Eel.

- Eel ? Qu'est-ce que c'est ? Encore une ville désolée à laquelle vous allez refourguer vos fruits ? »

Un rire grinçant résonna dans l'habitacle.

« C'est l'endroit où je suis né. Une grande ville, très jolie et on peut y manger plusieurs fois par jour. Je t'y déposerai avant de repartir, il y a peu de chances que mes cousins m'accueillent à bras ouverts.

- Pourquoi m'amener là-bas si vous n'y êtes pas le bienvenu ?

- C'est là-bas que sont pris en charge les Faeliens terriens. »

Encore un terme qu'elle ne comprenait pas. Décidément en plus d'être pourri, ce monde était bien compliqué. Demandant une énième fois des explications, elle se sentit démunie face à ce monde qu'elle ne connaissait pas et qui ressemblait de moins en moins à un rêve.

« Les faeliens sont des hybrides d'humain et de faery. Il y a de fortes chances que tu en sois une, je sens que ton odeur n'est pas totalement faery mais pas totalement humaine non plus. Et j'ai le nez fin pour ce genre de chose.

- Les faeliens terriens sont donc des gens comme moi ?

- Absolument, ce sont les marcheurs des champignons comme on les appelle dans le langage populaire. »

L'idée de trouver des gens comme elle, natifs de la Terre, qui pouvaient potentiellement l'aider à rentrer chez elle lui donna un sursaut d'espoir revigorant.

Quand les choses s'écorçent.Where stories live. Discover now