Quand les choses s'écorçent.

Ne tiendra jamais bien longtemps.

« C'est fou, laissa-t-elle échapper. Je te réprimande sur ton attitude et, finalement, je ne fais pas mieux quelques instants plus tard. »

Marie était dépitée, adossée contre le mur extérieur de la chaumière en glaise où elle logeait, elle faisait face à un Krev sceptique.

« C'est fou, répéta-t-elle, parce que je connaissais Philénor. On a fait un sacré bout de chemin ensemble, notre voyage a duré plusieurs mois au final. Même s'il ne m'a plus vraiment adressé la parole une fois que nous sommes rentrés au quartier général. Mais je n'arrive pas à me sentir concernée, ce n'est pas que je n'arrive pas à y croire. Non, ce n'est pas ça. Je ne suis pas touchée. Il ne se passe rien. Au contraire, je me sens... Je ne sais pas.

- Pourquoi me parles-tu de ça ? questionna la goule d'un air ennuyé. Ne compte pas sur moi pour te parler d'empathie. Il est mort, et c'est tout. Qu'est-ce que tu cherches à comprendre de plus ? Tu ne l'aimais pas spécialement, voilà tout. Ce n'est pas un crime.

- Mais, commença la dryade, je devrais me sentir triste. C'est humain, quand quelqu'un meurt on est censé être triste. »

Krev éclata d'un rire tout aussi méprisant qu'amusé.

« Tu penses que si tu piétines les bébés d'un pimpel il ne sera pas triste ? La tristesse n'est pas le monopole de l'humanité. En revanche, l'hypocrisie peut-être bien. Tu penses que tu dois pleurer pour être humaine ? Alors pleure, trancha-t-il sans compassion. Tes fausses larmes vont sans doute te conférer un sentiment très valorisant. »

Vexée, la dryade se redressa pour faire face au descendant condescendant de plain-pied.

« C'est sûr qu'avec toi, grinça-t-elle, on se sent tout de suite mieux.

- Tu te sentais déjà mal, rétorqua-t-il. Je n'ai fait que mettre en lumière tes propres contradictions. Il y a mille façons de porter un deuil, les pleurs ne sont que le plus visible. Un silence respectueux vaut toutes les fausses larmes que tu pourras verser. »

Marie digéra cette phrase quelques instants. Peut-être que se forcer à feindre la rendrait finalement moins humaine que son cœur dur. Il était vrai que Philénor n'était pas son ami. Quant à l'ami de Chris, elle ne l'avait vu qu'une seule fois, il n'était qu'un étranger à ses yeux. Ce qui la peinait vraiment et qui continuait de la ronger, c'était l'état de Chris. Elle craignait que son manque d'empathie finisse par le blesser. Mais que pouvait-elle faire face à une réalité claire ; elle était désormais résignée face à la mort. Elle avait dû voler des pauvres gens pour survivre lorsqu'elle avait eu faim durant son voyage. Elle n'en était pas fière, mais le monde lui avait appris une cruelle leçon sur la vie ; il était possible de savourer un repas tout en sachant qu'il manquerait à un autre. Peut-être le repas manquant de trop.

« Tu sais, Krev, mes grands-mères sont mortes avant ma naissance. En général, ce sont les femmes qui survivent aux hommes dans mon monde. Mais, dans mon cas, ce sont mes grands-pères qui ont résisté, même si je les ai peu connus car ils habitaient loin. Mes parents avaient tous les deux une santé de fer. Personne n'est jamais mort dans mon entourage. Je n'avais jamais vécu ça. Connaître quelqu'un qui disparaît soudainement.

- C'est une chance que peu de gens ont dans ce monde ci.

- J'en suis bien consciente, avoua-t-elle avec une certaine lassitude. La mort est partout ici. Mais, je ne sais pas pourquoi, j'associe l'acceptation de la mort à la perte de mon humanité. J'ai l'impression que mes sentiments me fuient au fur et à mesure que j'accepte ce qui se passe ici.

- Pourquoi est-ce que tu ne te dis pas simplement que tu es quelqu'un de fort ? Si tu n'as pas besoin de pleurer, c'est que c'est très bien comme ça. Je suis certain que si ton lézard avait été pulvérisé à la place de l'autre, tu aurais hurlé comme n'importe qui. C'est très bien de ne pas chouiner au moindre cadavre sur ta route, tu n'avancerais pas bien loin, commenta-t-il avec amusement. »