Stockholm

40 - Le cœur ou la raison

Cela faisait plusieurs jours que le Stockholm somnolait au milieu du vide de l'espace ; il n'émettait pas la moindre lumière, pas le moindre bruit, pas la moindre onde radio. C'était comme si la tique incarnée par le petit patrouilleur de l'ADICT l'avait vidé de son énergie.

Les soldats avaient passé des heures à écumer les coursives du vaste transporteur. Leur pilote isolait les secteurs un à un, de manière à laisser ses camarades effectuer une fouille exhaustive de chaque recoin. Leur minutie ne faisait que confirmer la valeur de Seth à leurs yeux ; s'ils en dénichaient un autre de son espèce, c'était le jackpot pour ces militaires en quête d'avancement. Cependant, bien qu'ils connaissent l'existence des albinos, comme ils les appelaient, ils n'avaient pas l'air d'être au courant du statut de dernier survivant de son groupe détenu par Seth.

En réalité, ce n'était pas bien surprenant que ces patrouilleurs des territoires reculés soient mal informés des derniers développements sur Terre ; ils vivaient reclus dans un microcosme particulier pendant leurs longues missions en immersion, tels des sous-mariniers coupés du monde durant des mois entiers.

Au rythme où progressaient les choses, trois ou quatre jours supplémentaires seraient nécessaires pour confirmer la perte de temps colossale que représentait tout ce remue-ménage. Le capitaine Dubrov n'avait guère l'air de se soucier des heures de labeur inutile qu'il infligeait à ses subordonnées, peut-être qu'après tout ils étaient reconnaissants d'avoir enfin une activité concrète à laquelle s'adonner. Les journées passées à sillonner une zone interdite étendue sur plusieurs années-lumière à bord du modeste Waterloo n'avaient rien d'enviable pour un équipage restreint de soldats rêvant d'aventures spatiales.

Celui qui vivait la situation le plus mal était à l'évidence Luc. Mal à l'aise en compagnie des soldats, mal à l'aise à chaque fois qu'on lui confiait la tâche de porter un plateau repas aux prisonniers, il se sentait en permanence au bord d'un précipice, prêt à basculer.

Pour couronner le tout, le jeune homme s'avouait incapable de prendre une décision ferme qui réconcilie son cœur et sa raison. Parfois, il avait envie de se plier aux règles comme un bon garçon qui se tient à l'écart des problèmes et qui a un maigre espoir de pouvoir encore mener son vaisseau à bon port. Mais ensuite, il se rappelait que pour entrer dans les bonnes grâces de Dubrov, il avait lâchement trahi la confiance d'une amie, et ça lui donnait envie de réparer son erreur en trompant les soldats à leur tour.

D'autres fois, son dilemme se faisait plus cornélien encore, comme la fois où il avait procuré un morceau de mouton congelé à Seth. Ce jour-là, après l'esclandre fait par Ellie qui exigeait qu'on fournisse de la nourriture correcte à son codétenu, Dubrov avait envoyé l'apprenti récupérer de la viande dans la chambre froide improvisée du Stockholm. Le capitaine n'avait pas été sourd au raisonnement de la jeune femme : s'il voulait récolter les lauriers pour la capture d'un albinos, il avait plutôt intérêt à le garder en vie et à le nourrir un minimum.

Luc avait trouvé répugnants les amas de chair entassés dans des bacs, il s'était contenté d'attraper le premier morceau à sa portée et l'avait à peine regardé, luttant pour oublier qu'il s'agissait de la carcasse d'un des moutons dont il avait pris soin pendant des mois.

Ellie avait saisi la pièce de viande à pleines mains, comme s'il s'agissait d'un simple sandwich, et s'était agenouillée auprès de Seth – toujours tapi dans le coin le plus en retrait de la cellule – pour le lui présenter.

Après quelques instants d'hésitation, Luc avait laissé échapper les questions qui lui brûlaient les lèvres : pourquoi la jeune femme avait-elle été complice de cette boucherie secrète ? Avait-elle participé à l'abattage des moutons de ses propres mains ? Pourquoi l'avait-elle caché ? Et pourquoi avait-elle soutenu les agissements de Seth ? Faisait-elle passer les besoins de l'étranger avant les leurs ?