31 - Les portes du pénitencier

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Ellie San Lucar venait d'être mutée au pénitencier de Cayenne. Elle n'avait pas encore pris ses marques à son nouveau poste. Ses collègues la regardaient avec un mélange de paillardise et de méfiance ; sa réputation l'avait précédée.

Avant, elle occupait une bonne place en métropole, dans un pénitencier pour femmes. Mais ça n'avait pas très bien fini. On la disait trop stricte, trop brutale ; même ses collègues évitaient sa compagnie. L'incident qui l'avait poussée vers la sortie, c'était le suicide d'une détenue alors que celle-ci se trouvait sous sa garde. Eu égard aux multiples altercations entre les deux femmes dans les semaines précédant le drame, on avait jugé bon d'offrir un nouveau panorama à la surveillante zélée – de même qu'aux détenues à qui elle ne manquerait pas. Un autre continent et un pénitencier de haute sécurité plein d'hommes endurcis tempéreraient peut-être les ardeurs de l'employée gênante.

Ça faisait quelques semaines qu'Ellie était installée dans sa nouvelle vie et à son nouveau poste. A vrai dire, ça ne lui déplaisait pas. Au milieu de tant de testostérone, elle se sentait – pour une étrange raison – moins en décalage qu'en étant entourée d'autres femmes ; le rejet dont elle était immanquablement victime se manifestait avec moins d'immédiateté et de virulence de la part de la gent masculine. Pour l'instant, ses collègues marchaient sur des œufs, ils n'étaient pas encore sûrs de savoir à qui ils avaient affaire ; à la différence des détenus qui avaient, comme par instinct, aussitôt su s'adapter au tempérament inflexible de leur nouvelle surveillante.

En arrivant dans la salle de pause ce matin, Ellie se contenta de rajuster la casquette sur son front en guise de salutations. Ses collègues répondirent par des hochements de tête, dans l'expectative, mais elle n'ajouta rien. Un panier de viennoiseries trônait sur la table, attendant que la jeune femme vienne se servir sous les regards inquisiteurs.

— On fête quelque chose ? demanda-t-elle, un demi croissant fourré dans la bouche.

Les hommes se regardèrent, l'air de se demander qui oserait parler à l'intruse. Elle ne se mêlait pas à eux d'habitude, et ils ne savaient pas bien comment se comporter en sa présence.

— C'est l'anniversaire de Grodert, informa celui qui avait apparemment tiré la courte paille imaginaire, un certain Frimas d'après le nom imprimé sur la poche de sa veste.

— Mmm, bon anniversaire, sourit Ellie avec un clin d'œil amical en direction de l'homme du jour.

Elle n'était peut-être pas si antipathique qu'ils se l'étaient laissé dire. L'atmosphère se détendit et les conversations reprirent, d'abord timides, puis de plus en plus naturelles. Ellie termina son croissant en essayant de se concentrer sur la voix du journaliste qui passait à la télé alors que personne n'y prêtait attention.

Encore les mêmes images qui défilaient en boucle, des jeunes recrues de l'ADICT fières de s'être enrôlées et de débuter leur entraînement, pressées de rejoindre les forces actives sur le terrain. La propagande battait son plein en ce moment, l'armée semblait recruter à tour de bras comme en temps de guerre ; elle n'avait pourtant aucun ennemi connu, mais on vendait à qui voulait bien l'entendre l'idée qu'il fallait consolider les frontières des colonies humaines avant d'envisager pouvoir étendre l'exploration de la galaxie plus avant. Le projet de colonisation étant au point mort depuis plus d'une décennie, ça paraissait bien futile d'imaginer exporter la civilisation terrienne plus loin. Au sein de la population générale, on soupçonnait plutôt l'ADICT de vouloir prendre le contrôle des colonies indépendantes dans le but de mettre un terme au vent de liberté qui avait porté les colons loin de la juridiction de la Terre.

StockholmWhere stories live. Discover now