— Pourquoi je ferais ça ? interrogea-t-elle. Il me rend la vie pénible avec ses jeux ridicules, mais il ne fera rien qui mettrait son neveu en danger.

Seth déposa quelque chose dans la main de la jeune femme. Elle tâta l'offrande et crut reconnaître la forme de trois barres chocolatées. Il voulait l'acheter avec de la nourriture ? A vrai dire, elle n'y était pas insensible...

— Tu en as d'autres comme ça ? s'intéressa-t-elle.

— Oui. Aide-moi. Je te donne nourriture.

Il l'avait prise au dépourvu avec cette demande. Elle s'attendait à tout sauf à l'échange de messes basses qu'ils venaient d'avoir.

— Réfléchis, ajouta Seth en repliant les doigts de la jeune femme sur son pot de vin.

Il se redressa, projetant son ombre longiligne sur la captive stupéfaite, et avant qu'elle réalise ce qui venait de se passer, il était déjà dehors.

Trois coups sur la porte refermée précédèrent le retour fébrile de Luc dans la chambre.

— Tu vas bien ? Qu'est-ce qui s'est passé ? s'inquiéta le jeune homme, le souffle court.

— Rien, il a juste déposé un carton de rations je crois.

— Il ne s'est pas fâché ?

— Je vais aux toilettes.

La menteuse quitta le lit en évitant de passer trop près de Luc et de sa sollicitude dégoulinante. Elle s'isola dans la salle de bain et s'empressa d'ouvrir une des barres chocolatées dissimulées sous son t-shirt. La première bouchée fut une explosion de saveurs paradisiaques comme elle n'en avait jamais connue encore. Le chocolat tapissa ses muqueuses avec une onctuosité délicieuse. Le manque décuplait la sensibilité de ses papilles. C'était purement divin.

Elle avait tout à gagner en acceptant la proposition de Seth : de la nourriture, du chauffage, de l'eau chaude et même l'opportunité de décrocher la confiance de son geôlier. Mais il y avait un caillou dans sa chaussure ; si elle permettait la capture de Falco, elle courait le risque que ce dernier finisse par accéder à la demande de Seth et coupe le pilote automatique. Le mécanicien avait beau être têtu comme un âne, il était monté à bord du Stockholm accompagné d'une faiblesse de taille. Si la vie de Luc était mise dans la balance, l'homme risquait de se plier aux exigences du ravisseur plus vite que son égo ne pouvait le tolérer.

Il était hors de question que le Stockholm soit détourné de sa course. Ellie n'avait pas traversé toutes ces galères pour échouer aux portes de Chimaera. D'un autre côté, si elle refusait l'offre de Seth, elle savait que Falco finirait tôt ou tard par être capturé malgré tout. Il restait encore près de cinq mois de voyage avant d'atteindre leur destination et le mécanicien n'arriverait pas à tenir son siège si longtemps.

La jeune femme savoura sa dernière bouchée sucrée sans avoir pris de décision. Elle devait d'abord trouver un endroit où cacher ses deux trésors chocolatés restants, à l'abri de la convoitise de son codétenu. Ensuite, peut-être que la nuit lui porterait conseil – c'était forcément la nuit quelque part dans le vaste univers...


⭐⭐⭐


Falco ne se rappelait pas la dernière fois qu'il s'était autant amusé. Il avait réussi à détourner suffisamment d'énergie et à dériver assez de circuits pour contrôler une quantité de systèmes impressionnante. L'eau, l'air, la température, une partie des portes et des lumières... Il était un roi sur le Stockholm ; non, un dieu.

Sa dernière prise de guerre concernait le réseau de haut-parleurs. Le système avait été désactivé car superflu depuis que les équipages étaient réduits sur les transporteurs de ce type, mais Falco avait pris un malin plaisir à tout rebrancher de façon à pouvoir contrôler l'ensemble depuis sa forteresse de lumière. Ce n'était certes pas une arme bien terrifiante, mais elle tenait une place de choix dans son arsenal. Mises bout à bout, toutes les petites nuisances qu'il envoyait dans les pattes de son ennemi visaient à éroder la patience et l'énergie de ce dernier. Il fallait le pousser à bout pour l'amener à commettre une erreur, c'était la stratégie la plus efficace qui était venue à l'esprit du mécanicien en tenant compte des moyens à sa disposition.

Falco tira de sa poche la photo sombre et tachée de sang de son neveu. A chaque nouvelle provocation qu'il lançait à destination du ravisseur, il courait le risque que Luc en subisse les conséquences. Ça lui faisait un pincement au cœur, mais il ne pouvait pas se laisser attendrir. C'était une véritable guerre d'usure qu'il livrait ici, et il ne pouvait pas se permettre de laisser son affection pour le gamin se mettre en travers de la victoire. Au bout du compte, c'était pour les sauver tous de ce monstre qu'il se battait ; il devait garder l'objectif final en ligne de mire et ignorer les pots cassés en chemin.

L'homme rangea la photo et reporta son attention sur l'écran devant lui. Une liste de titres musicaux défila jusqu'à ce que l'opus idéal lui saute aux yeux : Woodstock 2169, le concert du bicentenaire ; c'était la compilation parfaite.

Falco se souvenait de cette année-là, de ce concert-là. Il avait tout juste dix-neuf ans, son diplôme de mécanicien en poche et, pour fêter son premier stage décroché à bord d'un prestigieux croiseur touristique, il avait accompagné ses amis au concert du siècle dont tout le monde parlait. Ils avaient fait la fête pendant trois jours comme s'il n'y aurait jamais de lendemain, puis ils s'étaient séparés pour faire leur vie chacun de son côté. Pour beaucoup, ce furent des adieux qui s'ignoraient encore ; cet événement avait signé en beauté la fin de leur jeunesse insouciante et le début de leur vie d'adultes. Ainsi, la bande de potes inséparables se dispersa aux quatre coins de la galaxie connue. A cette époque, c'était encore l'âge d'or de la colonisation spatiale, le rêve des étoiles. Ils déchantèrent tous bien vite.

Surfant sur une vague de nostalgie qui disputait la tristesse à une motivation renouvelée, Falco lança la musique. Les premiers accords de guitare électrique saturèrent les haut-parleurs, un hommage énervé au célèbre Voodoo Child de Jimi Hendrix déferla dans les coursives du Stockholm. Le son était poussé à fond. Les parois en tremblaient d'excitation.

Falco ferma les yeux pour se laisser envahir par le rythme lancinant, battant la mesure sur sa cuisse du plat de la main. Il n'avait aucune idée de l'effet que produisait cette petite surprise sur son ennemi, mais il aimait l'imaginer fou de rage, exaspéré, poussé dans ses retranchements.

La tête du mécanicien se balança en cadence, la déferlante de décibels l'enivrait. Ça, c'était le pied. 


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