10 - Les dessins de la colère

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Dans un geste machinal, Luc tendit les doigts vers un coin de feuille blanche qui dépassait d'un tiroir du bureau. Il tira dessus sans trop réfléchir et la feuille entière glissa hors de sa cachette. Aussitôt, Ellie lui arracha le papier des mains dans un geste brusque et furieux, mais il était trop tard, il avait vu...

Luc ouvrit entièrement le tiroir dans un mouvement de colère que la jeune femme ne parvint pas à stopper à temps. A l'intérieur, il découvrit des dizaines de croquis noircis au crayon gris et il croisa le regard implacable et criant de vérité de cet étranger qui hantait ses cauchemars. Il laissa tomber à ses pieds les dessins qu'il avait saisis à pleines mains, presque horrifié de les avoir touchés, leur réalisme inquiétant imprimé sur la rétine.

— Tu sais depuis le début... souffla-t-il, la gorge étranglée par un hoquet de désarroi.

Ellie se laissa aller contre le dossier de sa chaise, bras croisés. Ce qu'elle avait cherché à éviter venait d'arriver sous ses yeux. Tant pis, elle ne chercherait pas à donner le change cette fois.

— Tu m'as fait remettre en question la véracité de ce que j'ai vu, accusa le jeune homme qui se sentait trahi. Pendant trois mois, tu as essayé de me faire croire que ce n'était qu'un animal inoffensif, qu'il était tapi dans un coin et qu'on ne le reverrait plus avant l'arrivée. J'en suis venu à douter de mes propres souvenirs, alors qu'en réalité tu en savais déjà plus que mon oncle et moi sur cet intrus ! Tu l'as rencontré ? Tu le connais, c'est ça ?

— Non.

— J'te crois pas.

— J'ai pas envie de te convaincre. Crois ce que tu veux, renonça Ellie sur un ton détaché qui se révélait un poil vexant pour son interlocuteur.

— Je croyais qu'on était devenus amis... déplora-t-il alors qu'un trop plein de larmes brouillait sa vue.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu attends des excuses, c'est ça ?

— Ça serait un bon début.

— Je t'en ferai pas, trancha-t-elle, sévère. Je t'ai rendu service en t'épargnant des inquiétudes inutiles. Et de toute façon je fais bien ce que je veux, de quel droit tu voudrais m'obliger à te confier toutes mes pensées et mes secrets les plus intimes ?

Luc tiqua. Sa colère initiale laissait graduellement place au doute puis à un sentiment nouveau de culpabilité. C'était peut-être lui qui était allé trop loin après tout. Il s'était mis en colère pour de simples dessins et avait accusé une femme qu'il ne connaissait que depuis trois mois de lui cacher des choses. Est-ce que c'était réellement lui le fautif dans cette histoire ?

Il baissa les yeux sur les dessins éparpillés par terre et la vision de cette silhouette menaçante tapie dans l'obscurité raviva sa colère, bien qu'il ne sache plus vraiment si elle était dirigée contre Ellie ou contre lui-même. Emporté par une tempête de sentiments contradictoires, l'apprenti se retourna et fila tel un coup de vent vers le couloir. Il avait besoin de prendre l'air frais, même si l'on ne pouvait rien trouver de la sorte à bord du Stockholm.

Ellie le regarda s'en aller sans un mot puis se pencha pour ramasser ses dessins au sol. Elle ne se faisait pas trop de souci pour Luc, il allait cuver l'ivresse de sa colère en solitaire pendant quelques heures et, quand la graine de doute qu'elle avait semée dans son esprit malléable aurait germée, il reviendrait vers elle avec des excuses à foison. Elle culpabilisait presque de l'amener aussi facilement là où elle le souhaitait... presque.


⭐⭐⭐


Le sang coulait sur le tatouage de numéro 7, il le lécha de sa langue sensiblement plus longue que celle d'un humain et bifide tel un serpent. Ses dents aussi étaient plus longues, plus acérées ; c'était la dentition d'un carnassier. Il arracha un morceau de viande crue au fémur qu'il tenait dans la main et s'en délecta. Les humains appelaient ça un mouton. C'était bon.

Sa dégustation fut soudain interrompue par un bruit de pas dans les couloirs. Numéro 7 posa lentement la cuisse sanguinolente à côté de lui et se faufila entre les gaines techniques jusque sous le faux plafond. Dans la pénombre, la silhouette du jeune humain mâle avançait sans entrain et la tête basse comme une âme en peine.

Ils étaient à bonne distance des quartiers d'habitation centraux, une telle occasion ne se représenterait pas de sitôt.

Numéro 7 prit quelques mètres d'avance sur sa proie pour se positionner à un endroit stratégique. Il retira en silence une grille qui le séparait du couloir en contrebas et patienta sagement jusqu'à ce que l'humain soit à portée de griffes.

Lorsque le cri de Luc résonna entre les parois de métal froid, personne ne l'entendit.


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C'est le moment de caser la célèbre phrase : "Dans l'espace, personne ne vous entend crier..."


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