Chapitre 16 : Paix factice

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Ce matin-là, je gravais de nouveau un petit trait sur le mur de ma chambre. Il y avait tout juste trente rayures verticales, donc un mois que j'étais en Arizona. Un sentiment étrange me parcourut. C'était paradoxal de voir comment je m'étais habituée à vivre ici, alors qu'en même temps, rien ne me manquait plus que ma famille et mon Canada. Mais je n'avais pas le choix. Trente-cinq mois comme celui-ci et je pourrais enfin dire adieu à l'hostile État américain.

Cependant, ces trente jours avaient aussi créé une routine. Se lever tôt, supporter les paroles incessantes de Nolan au petit-déjeuner alors que Derek le suppliait du regard pour qu'il se taise, donner un coup de main aux tâches quotidiennes d'entretien du camp ou bien partir en expédition pour trouver de la nourriture, dans les rares boutiques et maisons encore debout, mais dont le butin n'était jamais assuré. Plusieurs fois par semaine, Kai partait chasser, seul ou avec son groupe habituel, selon la taille du gibier qu'il visait. Le soir, souvent, je faisais un détour par Havasu Fall ou une des rivières à proximité afin de bénéficier l'eau fraîche après une journée de travail. J'y allais plus tôt, surtout pour éviter les autres hommes, et en particulier Kai et Nolan qui n'en avaient rien à faire de se montrer nus devant le monde entier tandis qu'ils jouaient comme des gamins dans l'eau.

Désormais, Kai me faisait davantage confiance et me laissait partir seule dans les terres à proximité. J'arrivais à bien me repérer dans cette partie de l'Arizona qui entourait notre camp. J'en étais fière.

Le camp se portait toujours aussi bien, même si deux personnes furent décédées. Un type se fit une très mauvaise blessure à la cuisse avec un outil rouillé, perdant beaucoup de sang et dont l'infection qui avait suivi l'avait emporté en moins d'une semaine. Un autre fut mortellement attaqué par un puma. Kai ne fit aucune grande cérémonie.

— Si on commence à célébrer les morts, on n'aura jamais fini ici, me rétorqua-t-il.

Je n'étais pas d'accord, mais le laissais faire en tant que chef. Il prenait le corps et l'amenait plus loin, à la merci des charognards. C'était ce manque de considération qui m'avait le plus heurtée, alors que Kai justifiait cela par « rendre à la nature ce qu'elle nous avait donné ».

Je pus assister également à la première fin de peine d'un prisonnier. On m'avait dès lors expliqué que c'était grâce à des drones ultradéveloppés qui survolaient l'État en permanence. Dès lors qu'un détenu arrivait en fin de peine, ce dernier était capable de le retrouver en quelques heures à peine grâce à une combinaison de d'appareils infrarouges et de mesure laser, capable d'analyser à très longue distance les données physiques des individus et grâce aux puces. C'était impressionnant et effrayant de savoir que le nouvel État russe possédait autant de données personnelles pour retrouver n'importe quelle personne, où qu'elle soit. Mais cela avait toutefois un effet positif ici, ça laissait perdurer l'espoir de partir et la joie de retrouver les siens. Je me rappelais encore du sourire de l'homme et son irrésistible impatience de quitter cet endroit. Mais il avait toutefois enlacé Kai une dernière fois, remerciant son chef de l'avoir protégé pendant six années, car sans lui, il savait qu'il n'aurait jamais pu retrouver les siens avec imminence.

Même les prunelles d'or de Kai avaient brillé. Il nous avait certifié que non quand Nolan l'avait charrié dessus, mais j'étais sûre qu'il était ému lui aussi. L'Arizona, au fond, c'était son petit cercle de vie, avec ses arrivées et ses départs, même si nous n'avions accueilli personne d'autre. Kai disait que l'on était suffisamment nombreux, et que notre communauté marchait bien ainsi.

Prête à enchaîner une énième journée au camp, je me rendais au corral où Tokpa m'accueillit avec un petit hennissement, s'habituant pleinement à ma présence. Je lui apportais des épluchures de pommes de terre que les commis de cuisine avaient laissés dans un seau. Mais à la vue de la nourriture, le reste des chevaux rappliquèrent, accompagnés de toute la colonie de chèvres et des quelques vaches que le camp possédait. Nolan, nettoyant l'abreuvoir des animaux, m'adressa un petit signe de main, et me lança un vieux torchon dans la tronche, gratuitement.

ArizonaWhere stories live. Discover now