Les dernières gouttes de pluie tapent sur la vitre d'un lent mouvement régulier. Je ne peux pas bouger.
Il me semble que chacun de mes muscles est bloqué, que je ne peux détourner mon regard de la petite danseuse sur la cheminée. S'il n'y avait Iguen, assis dans un fauteuil derrière moi, trempé, je pourrai rester ainsi figée pour l'éternité.
Je ne me retourne pas mais demande lentement en articulant chaque syllabe :
-C'était tellement horrible ?
-Je suis un mercenaire majesté. Un prince cadet dont on ne parle même plus dans son pays... Je n'ai pas de cœur. Je suis blindé. Mais jamais je ne pourrai recommencer ça... Ni oublier ce dernier cri que j'ai entendu...
Je me retourne alors lentement vers lui. Nos yeux se croisent tandis que mes doigts se serrent sur le serpent-bijoux de mon bras gauche.
-Quel dernier cri ?
-Celui d'Azylis Astra majesté...
Je m'assois dans un des fauteuil à suspenseur. Je ne me sens pas capable de réfléchir. L'après midi commence tout juste, et le soleil semble vouloir effacer les dernières traces du drame que j'ai créé en partie.
-Comment as-tu pu l'entendre ? Tu l'as vue sans tirer ?
-Non majesté.
Sa voix est atone et il me semble que quelque chose s'est brisé au fond de ses yeux. Il poursuit, sans me regarder.
-Elle était reliée aux hauts-parleurs... En réalité, ils avaient tout extrêmement bien organisé. S'il n'y avait pas eu cet orage et les gardes noirs...
Il laisse sa phrase en suspend et je ne prend pas la peine de relever. Si je souhaite éviter de ressentir la souffrance... je ne dois pas penser. Ne pas me concentrer sur ce qui s'est passé ce matin. Pourtant, je ne résiste pas à l'envie de demander plus de détails.
-Un dernier cri ? Tu m'as dit qu'on n'entendait plus rien à cause de l'orage ?
-Mais celui-là était plus fort que tous les autres. Je crois qu'elle même n'était pas consciente du fait qu'elle pouvait crier aussi fort.
Je me lève de mon siège, posant les mains sur mon ventre, dans ce geste qui devient une habitude. Je veux sauver le trône. Ne pas offrir des cendres à mes enfants ou un pays en ruines. Je ne veux plus penser à Gabriel. Plus jamais. Quitte à tout détruire.
-Sans votre intervention, je n'aurai rien pu faire et ils prenaient le palais...
D'une voix d'outre-tombe Iguen rétorque avec violence :
-Eh bien cela aurait peut-être été mieux.
Je me retourne d'un bond vers lui et je devine que mes yeux lancent un éclair. Il ne recule pas et affronte mon regard. Je cesse de le regarder en face et me tourne de nouveau vers la danseuse.
-Quel était le dernier cri d'Azylis que tu as entendu ?
-Le nom de sa fille. Ysaïne.
Quelque chose se fige alors en moi. Sa fille... Ma nièce.
-Pourquoi ? Pourquoi aurait-elle crié cela ?
-Cela me semble évident. D'une façon que je ne comprends pas, elle a appris qu'Ysaïne était dans la foule.
Je m'immobilise. Ma carapace d'indifférence que je me suis fabriquée avec beaucoup d'efforts se fendille. Une larme roule sur ma joue. Puis une deuxième et une autre...
-Non... Non. Je ne voulais rien de tout ça...
Il me semble que je supplie des yeux la danseuse. Iguen murmure derrière moi après s'être remis debout :
-Mais alors pourquoi majesté ?
La violence s'empare de moi sans prévenir et je hurle :
-Que puis-je faire d'autre ? Je ne veux plus souffrir ! Plus me poser de questions...
Iguen recule comme si je l'avais blessé. C'est peut-être le cas. Les yeux lançant de nouveaux éclairs de rage, je demande :
-Ça t'est bien égal de faire le mal. Qu'est-ce-qui a changé ?
Il relève la tête avec défi.
-Ce cri de souffrance. Et les yeux de tous ces gens qui demandaient pourquoi quand je tirais.
Je me mets à lentement tourner autour de lui et il ne tarde pas à faire de même. Nous tournons l'un et l'autre en laissant un espace défini entre nous deux comme deux fauves en cage.
-Iguen, tu me caches quelque chose.
Il ne baisse pas les yeux. Au contraire.
-Oui majesté. J'ai tiré sur une petite fille.
-Qu'est-ce-qui te fait croire que c'était Ysaïne ? Il ne devait pas y avoir qu'une enfant dans cette foule !
-Son regard majesté. Et son visage. Ça m'a marqué...
Je m'immobilise une nouvelle fois et il fait de même.
-Son visage, Iguen ! Elle ressemblait donc à... à Gabriel ?
Il secoue la tête de droite à gauche.
-Non majesté.
Je voudrai arrêter de le questionner. Mais je ne peux pas. C'est un peu comme si une lointaine partie de moi voulait m'obliger à souffrir.
-Alors pourquoi est-ce-que tu penses que c'était elle ? Parce que tu es persuadé d'avoir tiré sur Ysaïne non ?
Iguen s'approche d'un pas. Ses yeux semblent être deux immenses lacs sans fond.
-L'enfant ne ressemblait pas à Gabriel. Du moins, je ne l'ai pas remarqué. Non, ce qui m'a marqué dans cette horreur, c'est qu'elle vous ressemblait, à vous. Vous entendez ? C'était votre portrait vivant cette gamine !
Les mots tombent un à un dans le silence. Ne pas penser. Ne pas me retourner vers la danseuse. Quelque chose au fond de moi semble se transformer en un acide brûlant qui se déverse dans mon âme.
La vérité c'est que je ne suis plus capable de réfléchir ou de penser depuis la mort de Gabriel. C'est comme si j'avais détruits une partie de moi-même en tirant sur lui. Et il ressurgit toujours dans ma vie sans prévenir...
Avec une violence qui me surprend moi-même je hurle :
-Ça ne pouvait pas être elle ! C'est totalement impossible, c'est...
Je m'arrête net. Ne devrais-je pas souhaiter sa mort ? Ou la garder en vie ? Où en suis-je ?
-Tu l'as touchée où Iguen ?
-Au bras majesté. Mais si je ne l'ai pas tuée, la foule s'en serra chargée. C'est une toute petite fille. Cinq ou six ans.
Il ajoute d'une voix rauque :
-Je n'ai jamais aimé personne. Mais ça je ne peux pas le supporter.
Je ne dis rien. Ma vie s'écroule autour de moi et il ne me reste que la violence à laquelle me raccrocher pour ne pas sombrer.
-Alors que vas-tu faire Iguen ?
-Je voudrais quitter votre service.
-Pour rejoindre celui d'Azylis ?
Iguen est la dernière personne de mon entourage en qui j'ai vraiment confiance. Même mon amour pour Gaëtan semble s'effacer devant la colère et le ressentiment qui ne laissent place à rien d'autre.
-Oui majesté. Si j'ai tué l'enfant...
Mes doigts s'agitent sur mon bras gauche. Les yeux d'émeraude du serpent brillent sous l'éclat du soleil...
Alors, brusquement, je déclenche la petite mécanique. Je laisse tomber le serpent doré au sol dans un bruit de métal et il se met implacablement en marche vers Iguen qui baisse les yeux vers le sol.
-C'est drôle. J'étais certain d'arriver à y échapper... Mais ça me paraît maintenant une véritable délivrance.
Iguen ne recule pas d'un centimètre. Il affronte la mort avec ce courage froid que je lui ai toujours connu. Une part de moi ne peut qu'admirer. Je n'aurai pas dû faire ça, je... Je me précipite en avant, et cela amène un sourire sur les traits de mon garde noir.
-Merci d'avoir éprouvé un remord.
Et le serpent plante ses crochets dans sa cheville. Iguen tombe à terre tandis qu'au même moment, le soleil éclaire pleinement la pièce, rendant plus brillant que jamais le filet doré enroulé autour de la jambe de mon garde du corps.
Mes yeux se posent sur la danseuse. Une certitude absolue m'envahit : depuis que j'ai tué Gabriel, je suis maudite...