Prenant mon courage à deux mains, je mords dedans du bout des dents. Au début, rien de mystique ne se produit. En fait, ça n'a tout simplement aucun goût. Je le mets au complet dans ma bouche et le mâche, les sourcils froncés.
— Hum.
— T'as trouvé une bombe dedans ? ironise Thomas.
Encore ce comportement irascible.
Je plisse les yeux dans sa direction et imite sa voix grave :
— Nan, Thomas, il n'y a pas de bombe, tais-toi maintenant OK ? OK.
De l'autre côté de la table, Colin pouffe et Laurel se réfugie derrière sa boisson gazeuse en refoulant un sourire. Je pense bien que je suis la seule qui ose lui tenir tête sans avoir peur des représailles.
Pourquoi ? Aucune idée.
Nous mangeons sans rien dire pendant un long moment, mais ça ne me dérange pas. C'est ce genre de silence confortable qui ne me donne pas trop envie de le briser. Avec d'autres personnes et dans d'autres circonstances, ce genre de moment bizarre o personne ne parle m'aurait mise terriblement mal à l'aise, mais ce n'est pas le cas. Je ne sais pas comment et je ne sais pas pourquoi, mais ces quatre personnes qui m'ont accueillie chez elles sans poser de questions me sont comme familières.
Seul petit bémol : je les connais sans vraiment les connaître. Ça n'a pas de sens, hein ?
— Laurel, tu étudies en quoi ? demandé-je pour briser la glace.
Elle mange une tomate-cerise qui s'est échouée sur la table avant de répondre :
— Je suis en environnement et développement durable.
OK, trop sophistiqué pour moi.
— Tu deviens écologiste, genre ?
Un rire lui échappe.
— Oui, un peu. Enfin, il y a plusieurs professions qui se relient à ce genre d'études. Je peux devenir écologiste, mais aussi influenceur si je le veux. Je peux devenir entrepreneure et fonder une entreprise qui lutte contre le changement climatique. Je peux aussi faire des designs de vêtements et les faire fabriquer avec du coton biologique pour lutter contre la surexploitation et les pesticides. C'est très ouvert comme domaine et c'est ce que j'aime.
— Putain de merde, jure Colin. Ma meilleure amie s'est transformée en geek, envoyez de l'aide.
Laurel lui donne une tape taquine sur le bras en ronchonnant et un rire nous secoue tous les quatre. En tournant la tête vers Thomas pour l'interroger à son tour, je vois la lueur de fierté dans ses yeux tandis qu'il la regarde.
OK, elle est où la poupée vaudou que je la coupe en deux ?
— Et toi Thomas ?
Ses yeux noirs brillent d'une petite étincelle espiègle.
— Moi quoi ?
— Tu fais quoi à l'université ?
— J'étudie.
— Pfff !
Je lui pince le dos de la main et il pousse un petit cri de surprise.
— OK ! C'est bon ! J'ai fini l'université depuis un bout de temps.
Bouche bée, je le détaille attentivement.
— Attends, t'as quel âge ?
— J'suis vieux, poulette. Sache que j'ai renouvelé mon contrat à la plage deux fois et que j'ai commencé à mes dix-huit ans.
OK, on va commencer par se rappeler qu'un contrat dure cinq ans.
Donc, dix-huit plus cinq fois deux.
Je bugge pendant un long moment, les yeux dans le vide.
Holy shiste, il a vingt-huit ans !
Ma mâchoire se décroche pour de vrai cette fois et mon cerveau peine à faire face à la réalité.
— Mais... Mais, comment... ?
— Comment j'suis aussi sexy mais proche des trente ans aka l'âge d'expiration ? Toi t'as le jus d'arcs-en-ciel, moi j'ai le jus d'orange, me taquine-t-il en trinquant.
Je ne peux m'empêcher de pouffer, néanmoins choquée.
— Tu travailles alors ?
— Je suis architecte paysagiste. C'est moi qui ai dessiné les plans de la plage et du bungalow, il y a quelque temps.
Ma vie est un mensonge.
Je reste silencieuse pendant un long, très long moment. Je sens leurs regards peser sur moi et le rire pas du tout discret de Colin. Il est peut-être empathique ce mec, mais il ne loupe jamais une occasion pour se foutre de ma gueule.
— Punaise, tu sais que je suis choquée à la vie, à la mort ?
— Pauvre petite.
Une moue boudeuse sur les lèvres, je croise les bras sur ma poitrine.
— T'es nul. En plus, j'ai envie d'aller faire pipi là et je ne sais pas c'est où, les toilettes.
Laurel glousse avant de me faire un signe de la main.
— Moh, bichette, viens, on y va ensemble. Trop de coca tue le coca. Et ça tue la vessie aussi, ajoute-t-elle en poussant sa chaise.
Elle attrape son sac à main – autre chose en plus de sa classe que je n'ai pas –, se lève vivement, rayonnante dans sa robe de plage blanche qui fait ressortir son teint basané. Ses longs cheveux bruns ondulent dans son dos à mesure qu'elle me guide dans le restaurant.
Elle est belle, je ne peux pas le nier.
Et là, il y a moi. Avec mon short en jean, mon débardeur et mes tongs. Vive la mode. Amen.
Nous pénétrons dans les toilettes et nous nous enfermons directement dans des cabines adjacentes. Une petite musique d'ambiance est le seul bruit pendant un moment, excepté le son de la fermeture éclair de mon short que j'ouvre. Le soulagement intense qui m'envahit lorsque je vide ma vessie est presque aussi puissant que lorsque je revenais au bungalow, en sueur, après une journée à nettoyer et que l'air conditionné pénétrait tous mes pores.
Morale de l'histoire : pisser, c'est aussi cool que la clim.
Lorsque je vois les pieds de Laurel avancer dans l'espace confiné et que j'entends le bruit de la chasse d'eau, je panique.
— Laureeel, ne pars pas sans moi !
Son rire aigu me parvient alors qu'elle ouvre la porte de sa cabine.
— T'inquiète, je t'attends.
Lorsque je sors de la mienne, je la trouve postée devant le miroir à farfouiller sans fin dans son sac à main. Elle en ressort ce qui semble être un gloss et se lève sur la pointe des pieds pour se rapprocher de la glace et mieux l'appliquer. L'observant du coin de l'œil, j'appuie sur le distributeur de savon et passe la main devant le détecteur de mouvements du robinet pour enclencher l'eau. Je me rince les doigts et les sèche au moment même où elle termine de se maquiller. Puis, elle se retourne brusquement vers moi.
— Quoi ?
— Je t'en mets ?
— Euh...
— Attends ! J'ai la couleur parfaite pour ta camisole rouge !
Elle farfouille encore pendant que je la regarde avec circonspection.
Elle fait peur quand elle est passionnée.
Laurel extirpe de son sac un rouge à lèvres rouge mat, un grand sourire aux lèvres.
— Allez, viens ! Puis détache ton chignon. On va te rendre sexy, tiens.
— Pourquoi ?
Je fais ce qu'elle me dit et plusieurs mèches courtes dégringolent autour de mon visage. Laurel passe rapidement les doigts dedans, me les démêlant jusqu'à les placer en une coiffure qui fait du sens. Mes cheveux encadrent ma tête et les quelques sections qui ont pâli au soleil font ressortir mes taches de rousseur et mes yeux noisette. Elle s'approche ensuite de moi et ouvre le tube de rouge à lèvres.
Merde.
C'est le genre de rouge horriblement criard que je n'achèterais JAMAIS par moi-même.
— Laurel, t'es sûre que... ?
— Chut.
Elle applique la substance crémeuse sur mes lèvres, puis me demande de les pincer. J'obéis avant d'oser croiser mon reflet dans le miroir.
— Punaise, Laurel.
— Tadam ! Je serais douée comme maquilleuse, nan ?
Je pose le bout de mes doigts sur mes lèvres qui contrastent avec mon haut, impressionnée.
— Merde, ouais. C'est... c'est pas mal du tout.
— Pas mal du tout ? s'offusque-t-elle en enroulant son bras autour du mien. T'es canon !
Lorsque nous sortons des toilettes, j'anticipe avec appréhension la réaction des gars. Je ne sais pas du tout à quoi m'attendre et ça me fait stresser. Parce que, NON, je ne me suis pas maquillée pour eux, d'accord ? Je crois que c'est surtout de Colin que j'ai peur.
Mais lorsque nous arrivons à la table, ma nervosité laisse place à de la curiosité. Les gars ne sont plus seuls. Un homme assis à la place de Laurel leur tient compagnie et ils ont une conversation animée.
Et ce mec est vêtu d'un maillot appartenant à une équipe sportive. Je ne saurais dire quel sport, mais le treize en grosse calligraphie surmonté du nom de famille que je n'arrive pas à bien lire me dit que c'est un joueur dans une équipe quelconque.
— Oh mon Dieu, Liam ! crie Laurel en s'élançant vers la table en courant.
Pour ma part, il a suffi qu'elle prononce ce prénom, que l'inconnu bouge un peu et que je voie le nom de famille sur le dossard pour que je me fige.
JACOBS et juste en dessous, le chiffre treize.
Liam Jacobs numéro treize.
Mon cœur cesse de battre un instant.
Puis, lorsqu'il se lève pour serrer mon amie dans ses bras et que je vois son visage, je le reconnais.
Et lorsque ses yeux croisent les miens, une seconde plus tard, malgré le rouge à lèvres et malgré mes cheveux, je sais qu'il me reconnait aussi.