Dans la salle de pause, le pilote Sargasse s'empiffrait de raviolis en boîte pendant que Luc préparait assez de café pour toute la tablée. Le glouton ralentit la cadence à l'arrivée de son capitaine, réalisant qu'il aurait peut-être dû attendre ses camarades avant d'attaquer le repas.
— Je vois qu'on se fait plaisir, commenta Dubrov, sarcastique.
Sargasse reposa sa fourchette et essuya sa moustache de sauce tomate sur une serviette blanche, penaud. Horton et Nevak flanquaient l'occupante de leur cellule de détention – ex-occupante, de toute évidence.
— J'arrive au bon moment à ce que je vois, nota Ellie en lorgnant sur le gros plat posé au milieu de la table.
— T'es là pour cracher le morceau, pas pour avaler quoi que ce soit, répliqua Dubrov, cinglant.
— Allons capitaine, vous savez aussi bien que moi qu'on attrape mieux les mouches avec du miel qu'avec du vinaigre.
— Y'a pas de mouches dans l'espace.
La jeune femme apprécia le trait d'esprit d'un rire honnête.
— J'ai été surveillante pénitentiaire pendant sept ans, indiqua-t-elle. Si vous avez accès aux réseaux, vous pourrez confirmer cette information : Ellie San Lucar, dernier poste au pénitencier de Cayenne.
— J'ai pas accès aux réseaux ici, et qu'est-ce que ça peut bien me faire de toute façon ? s'agaça le capitaine.
— Je vous montre patte blanche en vous révélant mon identité, et je vous montre que je suis du côté de la loi, d'habitude. Vous n'avez rien à craindre de moi.
Dubrov rit à son tour. Elle ne manquait pas de cran, la petite, à imaginer que ses hommes pouvaient craindre quoi que ce soit venant d'elle ; comme s'ils avaient besoin d'être rassurés !
— Si t'es si innocente, mademoiselle la gardienne de prison, tu vas me dire ce que tu foutais sans autorisation à bord d'un transporteur en partance pour une zone interdite ?
Ellie fit un pas en direction de la table, quatre assiettes étaient disposées autour d'un plat débordant de raviolis encore fumants – dont celle de Sargasse, déjà pleine. Elle interrogea le haut gradé d'un regard implorant et Dubrov finit par céder, l'autorisant à prendre place avec un soupir et un roulement des yeux vers le haut.
Spectateur interloqué de cette arrivée inattendue, Luc délaissa la cafetière pour servir deux grosses louchées à l'invitée surprise. Elle lui sourit en le regardant faire. Que pouvait-elle bien mijoter ?
— T'as eu ton miel, donne-moi des réponses maintenant, relança le capitaine en toisant l'affamée qui se goinfrait pendant que Sargasse, en face, se demandait si ça l'autorisait à faire de même.
— J'ai de la famille sur Chimaera, avoua-t-elle. Je voulais les rejoindre avant que les relations avec la Terre ne soient définitivement rompues.
Dubrov croisa les bras et pencha la tête sur le côté pour étudier cette réponse qui sonnait honnête et cohérente venant d'une jeune femme dans sa situation.
— Bon, peut-être, concéda l'homme. Maintenant passons à ce qui m'intéresse vraiment, j'ai encore du mal à croire que t'aies réussi à tirer les vers du nez de cet albinos.
— Vous aviez raison, il n'était pas seul à bord du Stockholm.
Luc en laissa tomber sa louche en inox sur le sol dans un fracas métallique qui fit grimacer tout le monde.
— Répète-moi ça, exigea Dubrov, les sourcils froncés en signe d'un intérêt marqué.
— Il est certain que son partenaire va venir le libérer, improvisa l'habile affabulatrice. Il a proposé de me libérer aussi, si j'acceptais de ne pas donner l'alerte le moment venu.
Les soldats échangèrent des regards complices, ils n'étaient pas surpris de la fourberie de l'albinos, une telle attitude les confortait dans l'image qu'ils se faisaient de ces satanés extraterrestres.
— J'en étais sûr, affirma Dubrov, trop fier d'avoir eu raison et heureux d'avoir une autre proie à chasser. Mais si t'as pas plus précis que ça à me donner, tes infos valent pas un clou, cocotte.
— Je sais aussi où il se cache, annonça la jeune femme d'un air détaché, tout en attrapant le plat central pour transvaser quelques raviolis supplémentaires dans son assiette.
Luc observait la scène depuis l'évier où il rinçait sa louche tombée par terre. Il ne comprenait pas le jeu d'Ellie, à peu près certain qu'elle mentait. Elle avait quand même réussi à le faire douter. Après tout, elle avait manigancé dans son dos pour dissimuler l'existence d'une chambre froide sur le Stockholm et fournir la viande de leurs propres moutons à un ennemi ; ça n'aurait pas été plus surprenant que ça, qu'elle ait réussi à cacher la présence d'un troisième passager clandestin.
— Parle, intima Dubrov, que l'impatience gagnait.
— Et si on négociait d'abord ? opposa l'audacieuse.
Le capitaine grogna, un tic nerveux faisait frémir une veine sur sa tempe. Pour qu'elle cherche à marchander comme ça, c'est qu'elle avait tiré des informations vraiment capitales de l'albinos ; elle avait l'air trop sûre d'elle pour que ce soit du bluff.
— Tu veux quoi ? gronda-t-il.
— Ne me dénoncez pas aux autorités.
Le gradé observa l'attitude de ses subordonnés comme s'il allait y trouver une indication de la marche à suivre, mais leur air benêt n'était d'aucune utilité. Cette opportunité ne pouvait pas lui filer entre les doigts.
— Ecoute... San Lucar, c'est ça ?
Elle opina du chef.
— Si tu nous aides à capturer rapidement ce lascar, je veux bien envisager de te laisser repartir à bord du Stockholm avec le gamin.
— Envisager ? pinailla la négociatrice.
— Je fermerai les yeux sur ton existence et vous pourrez continuer votre livraison sur Chimaera. C'est bon, ça te va comme ça ? concéda l'homme.
En signe de satisfaction, Ellie engouffra une pleine cuillère à soupe de raviolis dans son large sourire enfantin. Dubrov avait l'impression d'avoir promis le dernier modèle de poupée à la mode à une fillette, elle n'avait vraiment rien de menaçant quand on apprenait à la connaître un peu.
— Cha'ma ine, marmonna la jeune femme, la bouche encore pleine.
Le regard perplexe que chacun des soldats posa sur elle aurait pu faire l'objet d'un concours de portraits cubistes.
— La salle des machines, répéta-t-elle en articulant avec soin, cette fois. C'est là-bas que se planque le dernier albinos.
— J'en étais sûr ! brailla le capitaine en s'adressant à ses hommes. Y'a un foutoir monstre là-bas, c'est par ça qu'on aurait dû commencer !
Ellie réprima un soupir de soulagement à l'entente de ces mots. N'ayant pas la moindre idée des zones qui avaient déjà été fouillées par les soldats, elle s'était dit que le bordel innommable qui régnait dans la salle des machines les avait peut-être encouragés à repousser à plus tard cette tâche herculéenne. En fin de compte, Falco et ses lubies avaient réussi à se montrer utiles une dernière fois ; nul ne sait ce que le malheureux en aurait pensé. Heureusement qu'Ellie et Luc avaient eux aussi cédé à l'appel de la procrastination en remettant à plus tard le projet de ranger tout ce bazar.
— Sargasse, retourne tout de suite aux commandes du Stockholm et verrouille complètement le secteur de la salle des machines, ordonna Dubrov, au grand désespoir du gourmand qui n'avait pas osé toucher à son assiette à peine entamée. Horton et Nevak, allez vous rééquiper, on retourne balayer la zone dès maintenant. Interdiction d'aller au pieu avant d'avoir mis la main sur l'albinos.
Le gradé attrapa Ellie par le bras et la força à quitter la table ; elle avait eu le temps de finir son plat, elle.
— Et pour vous deux c'est l'heure du dodo, précisa-t-il avec un regard autoritaire dans la direction de Luc.
L'apprenti comprit immédiatement ce qui était attendu de lui, il se dirigea vers le local où il passait le plus clair de son temps depuis le début de son séjour sur le Waterloo. Au fond de l'espace étriqué, traînaient un oreiller et une couverture roulée en boule sur le sol.
— Vous avez déjà passé des mois ensemble sur votre vieux rafiot, un peu de proximité vous gênera pas ? ricana Dubrov en poussant Ellie dans le local, à la suite de son camarade.
L'homme n'attendait bien sûr pas de réponse à sa question et verrouilla la porte derrière eux. Sans lumière et sans même assez de place au sol pour s'étendre à deux, leur condition était moins enviable encore que celle de Seth qui continuait à moisir seul dans sa cellule.
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Ellie essaie de vous embrouiller pour que vous ne sachiez plus quelles sont ses véritables intentions, où est son intérêt, qui sont ses alliés, ses ennemis, ses pions... Et vous, vous savez ?