Un goût de fer se répandit dans la bouche de Luc, il mordillait sa lèvre avec tant d'acharnement que la muqueuse fragile avait fini par se fendiller jusqu'au sang. Il se tenait en retrait près de la porte tandis que les soldats passaient en revue tous les systèmes du Stockholm. Le capitaine Dubrov faisait les cent pas dans la cabine en surveillant tout à la fois le travail de ses hommes et l'attitude du pseudo chef de mission à peine sorti des jupes de sa mère.
— Ce secteur a été fermé aux transports civils depuis des mois, rappela l'officier en alternant les coups d'œil entre Luc et l'autorisation à priori officielle que le jeune homme lui avait transmise.
— Je ne sais pas quoi vous dire de plus, baragouina l'accusé à mi-chemin entre l'embarras et l'agacement. Le Stockholm a décollé dans les règles juste avant la mise en place des restrictions. Vous avez entre les mains les documents qui le prouvent.
— Quelqu'un de sensé aurait fait demi-tour en apprenant la situation.
— Ce transport est une mission humanitaire. Les colons sur Chimaera ont besoin du matériel et des ressources qui leur ont été promis pour survivre.
— Ils n'avaient qu'à rentrer sur Terre comme tout le monde au lieu de s'acharner, jugea Dubrov avec une grimace de mépris.
La colonie sur Chimaera était une épine dans le pied de l'ADICT, la seule planète encore habitée dans un secteur contrôlé d'un bout à l'autre par l'armée. L'état-major avait su faire pression pour pousser à l'évacuation des autres planètes, quitte à rediriger les habitants vers de quelconques colonies intérieures quand la Terre peinait à absorber l'afflux de réfugiés ; mais Chimaera était un cas à part. Cette colonie-là avait été fondée par le consortium des chimères, un puissant groupe financier qui avait su placer ses pions à tous les échelons des gouvernements mondiaux. Chimaera passait pour l'instant entre les mailles du filet et défendait bec et ongles son droit à se maintenir dans le secteur le plus reculé du territoire humain, n'en déplaise aux quelques hauts gradés que cet état de fait faisait grincer des dents.
— Mon capitaine, vous devriez venir voir ça, intervint Nevak sans quitter les écrans des yeux.
Le supérieur adressa un regard plein de suspicion à Luc avant de rejoindre les soldats absorbés par leurs découvertes. L'apprenti se crispa et la déglutition se fit douloureuse dans sa gorge serrée. Les idées se chevauchèrent tant et si bien dans son esprit qu'il ne parvenait plus à former une seule pensée cohérente. Il était fichu.
Les trois militaires échangèrent des messes basses sans cesser de faire défiler les données sur l'écran principal. Ils pianotaient avec une célérité grandissante, aussi excités que des renards alléchés par l'odeur à l'entrée d'un terrier de lapin. Luc recula contre le mur et se laissa couler sur un siège qui se trouvait là ; ses jambes n'étaient plus capables de supporter son poids. Enfin, le capitaine Dubrov se retourna vers sa prise acculée, ses épais sourcils froncés :
— Mais qu'est-ce que vous avez foutu avec les commandes de ce vaisseau, bon sang ?
— Je-je peux, je peux expliquer... s'embrouilla Luc en flageolant sur son assise instable.
— J'aimerais mieux, oui.
L'officier s'avançait d'un pas lent vers sa cible, menaçant, le regard intrusif. Luc transpirait sur la sellette, et il n'était pas le moins du monde préparé à se défendre.
— C'est ma faute, lança-t-il comme un os à un chien de garde. J'ai présumé de mes capacités et j'ai fait plein d'erreurs en manipulant l'IA. J'ai pas fait exprès.
Dubrov ricana, il n'était pas dupe.
— Je ne toucherai plus à rien, c'est promis, insista le coupable auto-désigné. Laissez-moi terminer ma mission s'il vous plaît, j'ai besoin de l'argent de ce travail.
— Mon garçon, tu mets la charrue avant les bœufs, déplora l'officier. Y'a bien trop d'irrégularités ici, alors toi et ton vaisseau vous allez gentiment attendre qu'on ait tiré tout ça au clair.
C'était couru d'avance, cette tentative insensée pour tromper la vigilance de l'ADICT était vouée à l'échec depuis le départ. Les deux soldats rappelèrent leur supérieur à eux d'un geste et lui désignèrent une ligne sur l'écran. L'information sembla les intriguer tous les trois.
— Qu'est-ce qu'il y a dans la soute numéro 3 ? s'enquit Dubrov en haussant la voix dans la direction de Luc.
— La soute 3 ? répéta le jeune homme, pris au dépourvu. J'en sais rien. Il faut consulter les registres.
— Déjà fait, en théorie on devrait y trouver du matériel médical, alors pourquoi cette pièce est programmée sur une température négative ?
Un tressautement de paupière trahit l'incompréhension de l'apprenti. Le Stockholm ne transportait rien qui nécessite une conservation à si basse température. La surprise était partagée. Le manque de réaction de Luc encouragea le capitaine Dubrov à prendre les devants.
— Bon, on va aller voir ça ensemble, lança l'homme avec le sourire d'un chasseur prêt à capturer sa proie.
Luc n'en menait pas large. Il se redressa, penaud, et suivit le militaire dans les coursives comme un condamné part à l'échafaud. Horton et Nevak restèrent en cabine de pilotage pour continuer à éplucher avec minutie toutes les informations stockées dans l'ordinateur de bord.
— Ça doit être une erreur des capteurs, tenta de justifier le jeune homme en pressant le pas pour ne pas se faire distancer par l'officier. On ne transporte pas de marchandise surgelée.
— On ? releva Dubrov, surtout pour voir la mine déstabilisée du garçon.
— Je veux dire, le vaisseau et moi... et le consortium qui paie les frais du voyage.
Le gradé ne se lassait pas de voir ce gamin perdre la face et s'empêtrer dans ses explications. Il n'avait pas encore mis le doigt sur ce qui clochait à bord du vaisseau, mais ne doutait pas d'arriver à faire cracher le morceau à ce faible caractère.
La soute numéro 3 se trouvait dans la partie avant du Stockholm, non loin de la cabine de pilotage, et ils arrivèrent rapidement à destination. Un mouvement du menton de la part de Dubrov intima qu'on lui ouvre la porte ; elle était verrouillée par un code. Luc tenta différentes combinaisons qu'Ellie et lui avaient l'habitude d'utiliser à bord, mais aucune ne fonctionna.
Agacé par ce contre-temps, le militaire bouscula Luc pour prendre sa place devant le panneau de contrôle et tira un dispositif électronique de sa poche. En trois secondes, l'appareil passa outre le code et débloqua la porte avec un bip significatif.
Le capitaine Dubrov entra le premier dans la soute numéro 3, Luc sur les talons. Aussi estomaqués l'un que l'autre, ils découvrirent un billot de boucher de fortune au centre du modeste espace. Le sol était taché de sang et plusieurs gros bacs en plastique débordaient de morceaux de viande grossiers taillés à la barbare.
L'officier s'écarta de Luc et porta la main à son shocker, par prudence.
— Me dis pas que t'as bouffé ton oncle quand même, plaisanta-t-il à demi, plus inquiet qu'il ne pouvait l'admettre.
— Non, non ! se défendit le jeune homme en levant les mains pour montrer qu'il était inoffensif. Je vous jure que j'ignorais l'existence de cette... boucherie. Je crois que ce sont mes moutons...
Cette fois, l'apprenti ne parvenait pas à ravaler sa déception. Ellie était au courant de ce qui s'était passé ici, elle y avait d'ailleurs très certainement participé. Il se sentait plus trahi que jamais. Depuis combien de temps lui cachait-elle la situation ? Lui avait-elle seulement dit la vérité concernant la mort de Falco ? Était-elle en réalité de mèche avec leur passager clandestin depuis le début ?
Amer, le jeune homme décida finalement de faire ce qui était le mieux pour lui :
— Capitaine Dubrov, je vais vous dire ce qui s'est vraiment passé à bord du Stockholm...
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Oh oh... On dirait que Luc retourne sa veste... Au bûcher !