Dans les jours qui suivirent, Ellie prit peu à peu ses marques sur le Stockholm. Elle accompagnait Falco dans sa tournée d'inspection quotidienne et l'aidait à transporter le matériel sans montrer le moindre signe de faiblesse ou de mauvaise volonté, même quand il alourdissait exprès la charge pour la tester. Le mécanicien se montra finalement moins acariâtre qu'elle ne l'avait préjugé. Toutefois, elle n'avait pas encore eu l'occasion d'expérimenter une réelle divergence d'opinion avec lui, ce qui arriverait pourtant tôt ou tard.
Après avoir consacré sa matinée au rafistolage des systèmes datés du vaisseau, Ellie poursuivait la liste de ses corvées sans assistance. On lui avait confié l'entière responsabilité du troupeau de moutons qui était parqué dans la soute numéro 26. La salle, d'une cinquantaine de mètres carré, avait été reconvertie en étable futuriste avec ses parois en métal parcourues de tuyaux divers et sa paille étalée au sol.
Tous les jours, l'incongrue fermière de l'espace venait nourrir ses bêtes, renouveler l'eau de leur écuelle et nettoyer le crottin qui s'amoncelait par terre à une vitesse folle. C'était une occupation physique mais pas déplaisante, d'autant qu'elle appréciait la tranquillité de cette activité solitaire. Ellie se demandait de combien de têtes serait composé le cheptel à leur arrivée sur Chimaera, elle nota intérieurement qu'elle devrait s'informer sur la durée de gestation chez les moutons.
De son côté, Luc se remit rapidement de sa blessure à la cheville et seule une toux rare mais persistante témoignait encore de sa mésaventure. Il avait décidé de prendre en charge la préparation de tous les repas au moins jusqu'à ce que son oncle l'autorise à reprendre les tournées d'inspection avec lui. Il effectuait aussi un ménage sommaire mais régulier dans les parties communes de leurs quartiers, cherchant visiblement à éviter de faire peser toute charge supplémentaire sur les épaules d'Ellie.
Ce soir, le jeune homme avait fait sauter sa dernière poêlée de légumes frais pour accompagner une épaisse entrecôte bien suffisante pour les rassasier tous les trois. A partir de maintenant, tous leurs repas seraient préparés avec des ingrédients surgelés ou lyophilisés. Quand on s'embarquait pour un voyage de plusieurs mois dans l'espace, il fallait être prêt à faire quelques sacrifices gustatifs.
Autour de la table, chacun résuma en quelques mots sa journée. Finalement, en dehors de la tournée matinale que Falco effectuait en compagnie de sa nouvelle recrue, ils ne passaient pas beaucoup de temps ensemble. Peut-être que les personnes qui choisissaient, en toute conscience, de passer autant de temps isolées sur une coquille de noix au milieu du vide intersidéral possédaient toutes une part intrinsèque d'ermite en elles.
— T'as trop cuit les tomates, on dirait une purée toute filasse comme ça... rouspéta Falco en enfournant une grosse cuillère de légumes dans sa bouche, coudes écartés sur la table.
— C'était les dernières, elles étaient déjà trop mûres et toutes molles, se justifia le cuisinier amateur.
— Du coup t'as gâché nos dernières tomates, insista l'oncle, plus sur le ton de la conversation anodine que par réelle contrariété.
— S'cuse-moi... murmura Luc en baissant la tête dans son assiette, presque inaudible.
— On s'en fout bien des tomates, intervint Ellie en plantant énergiquement sa fourchette dans son morceau d'entrecôte. Tant qu'il reste de la viande et des gâteaux, et qu'on n'est pas obligés de manger ces infectes rations de survie !
— Te réjouis pas trop vite, la bouche supplémentaire, tempéra Falco avec cynisme. Quand nos réserves commenceront à fondre, tu seras la première qu'on rationnera.
Luc chercha le regard d'Ellie, il aurait aimé lui envoyer un clin d'œil significatif pour lui faire comprendre qu'elle n'avait pas à s'inquiéter et qu'il réserverait toujours une part de leurs plats pour elle, quitte à se priver lui-même si nécessaire, mais la jeune femme était trop occupée à manger avec bon appétit. Peut-être qu'il s'était encore fourvoyé, il ne comprenait pas toujours les interactions entre son oncle et leur passagère clandestine. Ces deux-là partageaient à l'évidence un humour particulier, caustique et bien dissimulé derrière une attitude distante et revêche. Luc avait du mal à déterminer s'ils éprouvaient l'un envers l'autre du ressentiment, de la camaraderie ou simplement une indifférence cordiale. Cette incertitude le mettait souvent mal à l'aise. Il ne savait pas sur quel pied danser en leur présence.
— Pas de nouvelles de notre quatrième passager ? demanda Ellie en léchant le jus qui nappait le fond de son assiette désormais vide.
— Que dalle, répondit Falco en lançant un coup d'œil accusateur en direction de son neveu. Un moustique aurait laissé plus de traces de son passage que ton ours fantôme. T'es vraiment sûr que tu t'es pas cogné la tête un peu trop fort contre un mur, gamin ?
— J'ai été agressé, je l'ai pas rêvé... geignit Luc, le regard fuyant.
— Ouais, ben on va dire qu'il s'est trouvé un coin bien planqué pour hiberner peinard jusqu'à la fin du voyage et qu'il nous foutra la paix, alors arrête de stresser maintenant. Tu veux p't-être que j'pratique un exorcisme en plus pour être sûr ou ça ira ?
Falco rit aux larmes à sa propre blague tandis que le jeune apprenti ne savait plus où se mettre, honteux.
— Et tu seras gentille de débarquer le fantôme clandestin avec toi sur Chimaera hein, ajouta le mécanicien goguenard à l'adresse d'Ellie. J'fais pas taxi pour l'au-delà moi, sinon je bosserai sur le Styx plutôt que sur le Stockholm !
La jeune femme ne se donna pas la peine de répondre et croqua dans une poire juteuse en observant, perplexe, le spectacle de Falco qui se tenait les côtes en toussant plus qu'il ne riait. Luc commença à débarrasser la table d'un air absent.
— Si tu meurs maintenant, on te stocke en chambre froide le temps de finir la mission ou t'as d'autres projets ? interrogea Ellie, toujours aussi placide.
Falco retrouva peu à peu sa contenance et cessa de tousser, ce fou rire impromptu l'avait mis de bonne humeur – malgré la légère déconvenue respiratoire.
— Au fait San Lucar, on sait toujours pas ce que tu vas foutre sur une planète aussi isolée que Chimaera.
— C'est pas tes affaires Falco, le rembarra-t-elle sèchement.
— Aller dis-nous, faut être frappadingue pour vouloir aller se terrer là-bas. Encore plus maintenant que la circulation dans le secteur va être quasiment interdite. Tu vas être coincée là-bas et tu pourras peut-être plus jamais rentrer sur Terre, tu sais ?
— Je sais.
— Alors quoi ? Tu connais des gens là-bas ? T'as un amoureux transi qui t'y attend ?
— Non.
Falco fronça des sourcils inquisiteurs et se gratta le menton. Dans la cuisine, Luc venait de commencer à laver la vaisselle en faisant du bruit.
— Alors si t'as rien de spécial qui t'attend là-bas... réfléchit l'homme à haute voix. Peut-être que tu cherches juste à fuir la Terre. T'as fait des conneries et t'es recherchée par la justice ?
— Ouais, confirma-t-elle d'un air très sérieux. Quand les gens me posent trop de questions, j'ai tendance à péter une pile et à vouloir les faire taire à coup de canif dans la gorge. La presse m'a surnommée la tueuse de questions en série, j'suis un peu célèbre, tu vois. T'as déjà entendu parler de moi ?
Une assiette tomba par terre et se brisa dans la cuisine.
— Bon ok, plia Falco. Garde encore tes secrets si ça te chante, il me reste dix mois pour arriver à te tirer les vers du nez.
L'homme termina son verre de bière d'un trait et ponctua sa dernière gorgée d'un long soupir sonore avant de quitter la table.
— Je vais me coucher, déclara-t-il en se dirigeant vers le couloir.
— Bonne nuit tonton, répondit Luc depuis son évier plein d'eau mousseuse.
Ellie attendit que le mécanicien soit hors de vue pour se lever à son tour et s'avancer jusqu'à la porte de la cuisine, l'épaule en appui contre l'encadrement.
— Je vais me coucher moi aussi, annonça-t-elle.
— Déjà ? Tu voudrais pas attendre que j'aie terminé la vaisselle ? J'aime pas trop rester seul la nuit, avoua le jeune homme en frottant consciencieusement le fond d'une casserole.
— Y'a pas de différence entre le jour et la nuit dans l'espace, objecta Ellie. Tu sais que tout ça c'est dans ta tête.
— Oui mais... Je sais pas, quand je suis fatigué, j'ai encore plus peur de tomber sur la chose qui m'a agressé.
— Ça te rassurerait si j'allais faire une dernière ronde autour de nos quartiers ?
Luc se montra hésitant et polit plus vigoureusement encore sa casserole déjà propre depuis longtemps.
— Et si tu te faisais attaquer ? s'inquiéta-t-il.
— Je sais me défendre, précisa-t-elle en se penchant sur le plan de travail pour saisir un couteau à trancher pourvu d'une longue lame effilée.
Le jeune homme n'en doutait pas, elle n'avait pas l'air d'être femme à se laisser maîtriser facilement. Ce ne fut qu'après son départ qu'il réalisa que, pendant ce temps, il allait rester seul et vulnérable dans la cuisine...
⭐⭐⭐
Ellie déambula dans les couloirs sans attendre grand-chose. Le mystérieux agresseur n'avait plus donné signe de vie depuis le premier et unique incident, il n'avait à priori pas l'intention de refaire parler de lui. Alors que Luc s'accrochait à l'idée qu'il avait eu affaire à un animal, Ellie penchait plutôt pour l'hypothèse d'un second passager clandestin parfaitement humain. Si elle avait raison, l'intrus aurait à cœur de se faire le plus discret possible jusqu'à leur arrivée à destination, il n'y avait donc pas de raison de continuer à le craindre.
La jeune femme avait décidé de se lancer dans ce petit tour de surveillance nocturne pour rassurer Luc, mais surtout parce qu'elle appréciait ces moments de quiétude, seule dans les coursives à peine éclairées par des rangées de diodes en mode nuit. Elle aurait presque eu besoin d'une lampe torche supplémentaire pour voir où elle mettait réellement les pieds, mais l'ambiance lui convenait comme ça. Il y avait quelque chose d'apaisant dans cette pénombre silencieuse.
Soudain, un bruit presque imperceptible tinta au loin, comme une agrafe ou une aiguille qui serait tombée sur les parois d'acier du vaisseau. Ellie ralentit et continua à avancer dans la même direction, à pas de loup. Légère comme une plume, la respiration maîtrisée, elle glissa sur le sol en espérant ne pas effrayer sa proie.
Elle s'arrêta à hauteur d'une grille d'aération et posa sa main contre la paroi. Il y avait une présence de l'autre côté. Son instinct le lui hurlait malgré le silence écrasant. L'inconnu était là, si près qu'elle aurait pu le toucher, si seulement un mur d'acier ne s'immisçait entre eux.
La jeune femme se baissa jusqu'à la plaque d'aération située à un mètre vingt du sol et tenta de discerner quelque chose entre les fines lamelles métalliques. On n'y voyait pas mieux les paupières ouvertes que fermées, autant dire rien.
Prise d'une inspiration insolite, Ellie souffla doucement à travers la grille. Un feulement si bas qu'on pouvait douter de sa réelle existence accueillit cette singulière offrande, comme une salutation d'une intimité troublante. Un frisson indescriptible parcourut sa colonne vertébrale.
La jeune femme porta la main à la poche de son pantalon en quête d'un cadeau plus traditionnel, peut-être un chewing-gum ou un biscuit assez fin qu'elle pourrait glisser de l'autre côté de la grille, mais un froissement de tissu et un discret courant d'air lui indiqua que son étrange compagnon venait de prendre la fuite.
Elle plaqua sa main contre la grille dans une futile tentative pour le retenir. Cette brève rencontre ne lui avait pas appris grand-chose, si ce n'est qu'elle avait à présent la conviction que cet être ne lui voulait pas de mal.
Elle prit la décision de garder le silence sur cet évènement. Si Falco l'apprenait, il risquait de vouloir mettre le vaisseau sens dessus dessous pour débusquer l'intrus manu militari. Mieux valait qu'il continue à croire que son neveu s'était fait des films et qu'il n'y avait personne d'autre à bord. Quant à Luc, l'annonce de ce second contact avec son agresseur risquait de raviver ses angoisses et ne ferait qu'aggraver ses peurs.
Ellie reprit le chemin de sa chambre, l'esprit plus léger. Elle avait déjà hâte de sa prochaine rencontre avec le quatrième passager, cette perspective ajoutait un peu de sel au long voyage qui l'attendait.
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On est d'accord, se souffler dessus pour se saluer c'est pas très "covid". Mais en même temps, ils sont déjà confinés, alors bon...