Chapitre 40

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L'évacuation de ceux d'en bas ne s'avérait pas une mince affaire. La plupart d'entre eux ont quitté en larmes leurs modestes maisons où cumulaient les vieilleries démodées, peu fonctionnelles, voire inutiles, mais auxquelles ils tenaient comme à la prunelle de leurs yeux. Mon père et quelques vétérans ont géré au mieux le flux des réfugiés vers les tours. Tous avaient le regard hagard, la mine apeurée de ceux qui avancent vers l'inconnu.

On les a parqués un peu comme du bétail pendant que le "nettoyage"des tours s'organisait. Les prédicateurs se sont regroupés en équipe pour finir d'éradiquer les goliaths à l'intérieur des bâtiments, mais l'angoissante question du nombre exact de ces bestioles qui cavalent encore dans la nature demeure dans tous les esprits.

Les plus optimistes supposent qu'elles finiront par crever de soif.

Les pessimistes imaginent que les plus fortes de ces saletés dévoreront les plus faibles pour survivre, puis se reproduiront sauvagement entre elles pour donner une nouvelle génération de monstres.

Les super hyper goliaths en quelque sorte.

Après l'abandon qu'ils ont vécu, la majorité de ceux d'en haut reste dans un état post-traumatique. Leurs vies égoïstes et confortables viennent de s'écrouler comme des châteaux de sable noyés sous les vagues. Ils regardent avec effarement les longues files de va-nu-pieds débarquer sans prévenir dans ce monde qu'ils s'étaient réservés et pensaient immuable.

Le premier contact entre ceux d'en haut et ceux d'en bas aurait pu virer à la catastrophe. À vrai dire, il est seulement glacé, fait des rancœurs des uns et des préjugés des autres, mais sans aucune violence verbale ou physique.

Les gens sont bien trop fatigués pour se livrer à de regrettables débordements. Chacun finit par s'apaiser quand les prédicateurs distribuent de l'eau additionnée de quelques rares vivres en priorité aux enfants et aux vieillards.

Tous ensemble, nous tentons de survivre sur une planète exsangue, devenue incapable de nourrir les hordes humaines affamées et assoiffées qui l'ont épuisée sans vergogne au cours des siècles.

C'est un peu comme une grand-mère très âgée qui n'a plus l'énergie de supporter les bêtises de ses nombreux arrière-petits-enfants.

Les combats sont loin d'être terminés. Mais en tant que femme enceinte, j'estime avoir le droit de souffler quelques instants. Le soleil est déjà ardent à cette heure matinale, les terrasses aménagées devant les tours sont bienvenues. Elvis dort dans mes bras, à l'ombre des acacias artificiels, une habitante d'en haut m'explique timidement qu'ils ont remplacé les vrais au fur et à mesure qu'ils crevaient.

— Les générateurs d'eau atmosphérique sont brusquement tombés en panne, ajoute-t-elle tristement, c'était une solution acceptable quand les nappes souterraines ont été à sec.

Puis elle a regardé au loin... sans plus rien dire.

La poitrine d'Elvis se soulève doucement à chaque respiration et je ne me lasse pas de contempler son petit visage qui m'a tant manqué. Il s'est assoupi l'oreille collée contre mon ventre, parce qu'il voulait "entendre" le bébé caché dedans.

Si tout va bien, l'enfant de Nergal viendra au monde dans quelques mois. J'accoucherai à l'abri des fortes chaleurs, à condition que nous puissions remettre durablement en route les panneaux solaires, les climatiseurs, les serres, et surtout la production d'eau. 

Quand les portes métalliques des tours se relèvent simultanément, je réalise que mon petit moment de repos va prendre fin. Le visage grave, Hariel se dirige vers moi...

— Les générateurs d'eau ne fonctionnent plus à cause de la trop grande sècheresse de l'air... l'électricité par contre n'est pas un problème, constate-t-il.

— Et tu suggères ? dis-je en faisant bien attention de ne pas réveiller Elvis.

— Je ne détiens pas réellement le pouvoir de redonner vie à cette planète... seul mon roi en serait capable. Mais à une moindre échelle, je crois que ta magie peut nous aider... tu possèdes un lien étroit avec ce monde, de la même manière que Myrddin Wyllt.

— Tu penses au rituel du sang... comme au Tish Children's Zoo ?

— On est en train de débarrasser les tours des dernières hyper goliaths, indique-t-il. Mais il est impossible de laisser les gens s'installer si on ne peut pas les nourrir et les abreuver... tu dois essayer...

Mon père est venu récupérer Elvis, qui ronchonne un peu dans son sommeil en quittant mes bras. Bizarrement, plusieurs personnes ont les yeux fixés sur moi qu'ils soient d'en haut ou d'en bas. Lorsque je me relève, la foule se déplace imperceptiblement pour nous dégager le passage à moi et Hariel.

— Ils savent que tu es l'élue, murmure l'être de lumière, ils ont confiance en toi...

Autant me mettre le poids de toutes les tours sur mes frêles épaules et du même coup écrabouiller mon enfant à naître. Une petite voix me dit qu'en définitive, j'ai envie de voir si la bouille de mon bébé sera aussi adorable que celle d'Elvis. Qu'importe qu'il soit le rejeton de Nergal puisqu'il est d'abord le mien. Nous avons passé trop de temps ensemble pour que je sois indifférente à son sort, pour que je n'essaye pas de le sauver lui et les autres.

Elvis, mon père, Ahn, Liam, et aussi tous ces inconnus dont je ne sais rien mais qui semblent me connaître.

C'est pour eux que tout en haut des tours, là où se trouvent les serres, je ferais couler mon sang sur des plants moribonds, dédaignés par ceux qui sont partis en croyant que leur technologie les sauvera toujours.

J'ignore encore si j'aurai la force de combattre la reine des ténèbres et sans doute Nergal... si tout ça n'est qu'un cauchemar au fond... et si je vais finir par me réveiller entre les bras d'un amant aux yeux presque transparents.

***


L'Élue (Evangeline)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant