Chapitre 53

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J'ai beau user mes yeux... je ne vois strictement rien. Et plus je m'obstine, plus je sens une sourde angoisse me paralyser de la tête aux pieds.

— Crée le vide en toi et écoute le chant, murmure Nergal en posant une main rassurante sur mon épaule.

Son contact me fait sursauter malgré moi, une lueur amusée traverse un instant ses prunelles bleu glacé.

— Concentre-toi, insiste-t-il avec une douceur inhabituelle.

Je prends une profonde inspiration avant de détailler attentivement la paroi une autre fois. J'ai soudain l'étrange sensation qu'une sorte de voile invisible la recouvre, une magie opaque et très puissante. Le chant semble incapable de m'aider... bien que je l'appelle de toutes mes forces.

À peine audible au départ, il est de plus en plus fort quand je commence à discerner ce qui se trouve réellement autour de moi.

Une immense salle souterraine, éclairée par des torches... un endroit presque chaleureux, dans le ventre d'une planète inconnue.

Ça, c'est l'illusion que ma magie a créée de manière inconsciente, pour m'offrir une rassurante sensation de confort après les horribles épreuves subies.

À moins que ce ne soit l'œuvre de Nergal ? Il secoue négativement la tête lorsque je l'interroge du regard.

Est-il capable de lire en moi ainsi que dans un livre ouvert ? Bravo, Evangeline... tu es proche de devenir l'âme sœur d'un être obscur aussi machiavélique que séduisant !

Je découvre avec effroi le véritable décor qui m'entoure...

La glace est omniprésente dans ce qui semble des boyaux, de sombres entrailles où quelques rares torches survivent aux vents sibériens du dehors qui balayent l'endroit en permanence. L'air est si froid qu'il est à peine respirable... du moins pour moi. Je comprends à présent pourquoi mon petit Samson dort bien au chaud dans les bras de Ahn, sur un vaisseau en orbite autour de cette foutue planète gelée.

Ce qui n'a pas changé... ce sont les mirettes des partisans de Nergal fixées sur moi. Sauf qu'elles s'avèrent pour le moins effrayantes, noires comme de l'encre pour la plupart, un effet d'optique peut-être. J'en viens à me demander si le merveilleux regard bleu glacé de Nergal est authentique.

Les portes de pierre sont juste devant moi.

Elles n'ont rien d'un sage ouvrage humain qui serait lisse, régulier, harmonieux. La magie de Myrddin Wyllt a façonné des formes cisaillées, torturées, défigurées... où des visages et des corps en souffrance sont enchevêtrés avec la roche, englués à jamais dans un éternel tourment.

Mon ancêtre a-t-il voulu montrer l'étendue et l'ignominie des crimes de la reine obscure ?

Dans quel état désespéré devait-il se trouver ?

Étrangement, tout près de l'édifice... un amas de cendres grises n'a pas été dispersé aux quatre vents, il subsiste envers et contre tout.

Le chant murmure un hommage vibrant et douloureux pour les restes du plus grand magicien qui n'ait jamais existé, tombé au cours de la plus cruelle, la plus terrifiante des batailles.

Myrddin Wyllt.

Une petite voix intérieure et sournoise tente de masquer l'appel du chant pour me susurrer que je n'arriverai jamais à la cheville de mon ancêtre, et que bientôt mes cendres se trouveront abandonnées là... elles aussi.

Elle me répète que je ne suis bonne qu'à fuir devant le danger ou à tuer des humains innocents, car je ne mérite pas les pouvoirs de l'élue.

Elle me répète que je suis indigne d'approcher ces lieux sacrés... et encore moins de vouloir qu'ils m'obéissent.

Le cœur serré par l'appréhension, la gorge sèche à en crever, les yeux embués de larmes à moitié gelées... j'énonce plusieurs fois le mot dicté par le chant pour inverser le sort de Myrddin : 

Aperīre... Aperīre... Aperīre...

Un terrible fracas se fait entendre, une sorte de machinerie grinçante et mal huilée s'est brusquement réveillée. Un trou béant... sombre... effrayant... trône à la place des portes.

La main de Nergal vient de saisir la mienne lorsque je scrute l'obscurité menaçant de m'engloutir moi aussi.

— Il est là depuis si longtemps, privé de lumière ! Il ne peut pas être vivant ! dis-je avec tristesse.

— Mon pouvoir a traversé les portes et je l'ai vu, affirme gravement Nergal, le jeune roi a survécu.

— Tu risques la vie de tes partisans, la tienne, la mienne, celle de mon petit Samson... sans même être certain que le frère d'Ereshkigal sera en état de la vaincre, je déplore d'un ton fragile, brisé.

— Notre fils aura au moins une chance de vivre libre... heureux peut-être, chuchote Nergal en serrant plus fort mes doigts. Je l'ai arraché au berceau de haine dans lequel Ereshkigal l'avait couché et je l'ai tenu dans mes bras. Aucun être obscur n'a jamais ressenti cette joie... alors je suis prêt à donner ma vie pour lui... ainsi que pour toi.

À cet instant, les prunelles de Nergal paraissent exprimer tout l'amour que l'univers pourrait recéler et plus encore.

En ouvrant les portes de pierre... c'est peut-être aussi son cœur que j'ai ouvert.

***

Arden Cho est américaine, d'origine coréenne et Jason Chen est américain, d'origine taïwanaise... seulement accompagnés d'une guitare... Arden et Jason se livrent à une réelle performance vocale.

"Aperīre"... c'est "ouvrir" en latin.

L'Élue (Evangeline)Where stories live. Discover now