Chapitre 7

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Quelques écrans sur les murs projettent inlassablement les portraits de grands musiciens. Beethoven, Mozart, Bach, Chopin côtoient sans complexe John Lennon, Vangelis ou même Vladimir Cosma. 

Hariel Skyline capte tous les regards lorsqu'il pénètre dans la salle. Ils sont énamourés pour les filles et plutôt furibonds, envieux chez les garçons. 

Je me demande quelques instants ce que je fous ici, puisque je ne suis pas près de revoir mon violon. Pendant la durée du cours, j'espère au moins écarter l'horrible souvenir de Nergal Del Rio en pleine action sur une de mes articulations. Je garde encore de douloureuses séquelles à chaque mouvement de mon bras.

Dans un lycée normal, je me plaindrais en bonne et due forme auprès des autorités compétentes. 

Dans un monde épris de justice, un salopard dans son genre irait croupir en taule, ce dont il a sûrement l'habitude. 

En bas des tours, Evangeline Bradford-Wyllt est priée de fermer sa petite gueule d'ange pour s'aplatir devant un immonde connard. Nergal Del Rio semble au-dessus de nos lois, tel un dieu capricieux il peut péter la tronche des VIP tout autant que mon épaule de fille misérable au destin forgé d'avance. C'est ce que j'appelle la poisse irrémédiable, celle qui s'accroche à vos basques pour ne plus vous quitter. 

Plus jamais, sauf quand vous crevez.

Hariel Skyline vient de sortir un diable de sa boîte. Je rigole...

C'est un objet sans doute très ancien, un manège en miniature, délicatement ouvragé avec une foule de détails. On reconnait des chevaux et aussi de petits personnages ailés, certains jouent d'un instrument, d'autres ont l'air de chanter. Ce genre de distraction se rencontre en grandeur nature dans les tours, mais les canassons sont sûrement remplacés par des navettes spatiales. En ce qui me concerne, je n'ai jamais vu un manège en vrai, comme la totalité des gosses d'en bas, rigoureusement privés de ces frivolités.

Ahn dévore Hariel des yeux, il commence son cours d'une voix douce.

— Il existait autrefois des pays faits de neige et de glace, au plus noir de l'hiver, les adultes offraient ceci aux enfants.

Il se promène nonchalamment dans la pièce, afin de permettre à tous d'admirer sa trouvaille. Il parvient à notre niveau, Ahn devient écarlate. D'un doigt délicat, il actionne un petit mécanisme et une musique à peine audible, poignante, fugitive s'échappe du minuscule manège. Nous restons tous sous le charme d'une merveilleuse ritournelle aujourd'hui oubliée. Hariel laisse les notes faiblardes s'égrainer avec un rythme lent et sinueux, comme un chemin qui ne mènerait le voyageur nulle part, inlassablement.

— Des théories vieilles de plusieurs siècles racontent que les astres de l'univers jouent ensemble une musique fabuleuse, affirme-t-il une fois la mélodie terminée.

Ahn est suspendue à ses lèvres, comme la majorité des autres filles.

— J'ai beau écouter... mais rien, s'enhardit à remarquer une rouquine.

— Pour tous les êtres vivants, les chants célestes résonnent dès la naissance. De même que le forgeron s'accoutume au bruit de son marteau sur le métal, la plupart ne font pas la différence entre les sons habituels, plus ou moins proches, et ceux qui sont très lointains, insaisissables comme ceux du petit manège.

Un profond silence accompagne les paroles de notre nouveau professeur, j'avoue que ce type est particulièrement brillant. Une fois le cours terminé, Ahn range ses affaires avec lenteur quand Hariel s'avance vers nous.

— Vous pourriez attendre quelques minutes, toutes les deux, propose-t-il d'un ton affable.

Ahn étire un sourire radieux quasiment jusqu'aux oreilles, je me montre beaucoup plus mesurée. Il est allé farfouiller sur une grande étagère, revient chargé d'un étui pour violon d'un beau rouge vif. Je ne connais que trop bien cet étui.

C'est le mien.

— J'ai réalisé cette acquisition tout à fait par hasard ! En lisant la dédicace à l'intérieur, j'ai compris que ceci appartenait à une certaine Evangeline Bradford-Wyllt, un cadeau de sa mère pour son dixième anniversaire.

Des larmes ont inondé mes iris bleus.

— Il est à vous désormais.

— J'ai déjà parlé de ça avec ton père. Considère que c'est un prêt si tu préfères, mais en tant que musicien, je refuse qu'une de mes élèves soit privée de son instrument.

Les mains tremblantes et la bouche sèche, je caresse timidement la coque lisse, brillante.

— J'aimerais que tu nous joues quelque chose la prochaine fois, prévoie-t-il avec autorité.

— Et moi donc, lance Ahn, la mine espiègle.

C'était notre dernier cours, la nuit va bientôt tomber. Hariel Skyline s'est éclipsé discrètement et je ne l'ai même pas remercié.

— Pars devant...

J'ai presque imploré Ahn, elle rit de bon cœur.

— Tu veux rester un moment seule avec ton machin, comme avec un amoureux.

Je hoche la tête, c'est exactement ça. J'ouvre avec précaution l'étui, effleure religieusement mon violon. Ma mère avait choisi un instrument très cher, de facture classique tout en bois, quand la plupart des violons sont électriques aujourd'hui, fabriqués avec des imprimantes 3D très performantes. Ils sont en plastique bien sûr, le bois est devenu si rare.

Ça fait plusieurs mois que je n'ai pas joué, mes doigts, mon oreille ont peut-être perdu la mémoire. Après quelques maladresses, les fusées sonores du célèbre Adagio d'Albinoni s'élèvent dans la nuit, c'était le morceau préféré de ma mère. Les yeux clos, je fais corps avec mon violon de la même manière qu'avec un amant. Il prolonge des parties de moi vers l'infini, plus rien d'autre que la musique ne subsiste autour de nous.

Quand je relève les paupières, un frisson me parcourt des pieds à la tête. Nergal Del Rio se tient devant moi, au-dessus de lui, la lune répand son éclat diaphane avec parcimonie.

Je ne joue plus, paralysée par la vision de cet être dangereux.

***

David Garrett est un violoniste germano-américain qui a été un enfant prodige.

L'Adagio d'Albinoni a été en réalité composé par un certain Remo Giazotto. C'était un grand admirateur de Tomaso Albinoni, célèbre violoniste et compositeur, né en 1671 à Venise . En 1945, dans les ruines de la bibliothèque de Dresde en Allemagne, Remo Giazotto découvre un fragment d'une sonate d'église appartenant à Albinoni. C'est à partir de ce fragment qu'il compose l'Adagio.

Tomaso et Remo se retourneraient dans leurs tombes s'ils voyaient ce qu'une imprimante 3D peut faire avec un violon

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Tomaso et Remo se retourneraient dans leurs tombes s'ils voyaient ce qu'une imprimante 3D peut faire avec un violon.

VIP, ben vous savez... Very Important Person.

L'Élue (Evangeline)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant