Chapitre 30

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Un salopard ailé a déposé sans permission un truc vivant dans mes entrailles. 

Nergal, si le diable existait, j'aimerais qu'il t'emporte pour l'éternité. Mais le diable existe, il se nomme Ereshkigal.

Et il t'a déjà emporté à des années-lumière de moi.

Hariel vient de tirer poliment sa révérence. Il est du genre à vous annoncer la fin imminente des temps, avant de disparaître en quelques battements d'ailes. Du moins, j'imagine.

Je n'ai pas confiance en lui.

Hormis Ahn, je n'ai plus confiance en personne d'ailleurs. C'est une sorte de fracture que Nergal a laissée en moi, en plus de son "embryon" dont je rêve de me débarrasser. Je n'ai rien à voir avec... cette chose. Hors de question qu'elle coule des jours heureux dans mon corps de quinze ans à peine. Je suis d'humeur beaucoup plus vindicative que la gentille Adhan, la mère de Myrddin Wyllt.

— Tu veux interrompre ta grossesse, soupire Ahn qui a tout compris.

— Évidemment.

— Mais c'est risqué, les hôpitaux d'en bas ne font que rarement ce genre de chose.

— Je le sais, mais quelqu'un va m'aider.

Elle me fixe avec une mine inquiète.

— Tu penses au fils du gouverneur ? Ce n'est peut-être pas une bonne idée...

— Désormais, Liam est la seule personne que je connaisse dans les tours. Là-bas, ils possèdent des hôpitaux qui gèrent très bien les problèmes comme le mien.

— Tu ne trouves pas ça étrange, questionne-t-elle, le fils du gouverneur qui traîne vers notre lycée depuis le soir où il t'a ramenée chez toi.

D'un seul coup, je déteste Ahn. Elle vient d'extirper de ma mémoire les souvenirs de Nergal, ses lèvres collées contre les miennes, ses mains qui caressent mon visage puis descendent vers mes seins, sa chair qui se glisse doucement à l'intérieur de moi.

J'avale un peu de salive avec difficulté et réponds d'un ton las :

— Il doit en pincer pour ma petite personne, voilà tout.

Ahn semble hésiter, puis demande encore :

— Et si c'était ta magie ? Quand tu as parlé avec Liam dans les tours, tu avais subi un grand choc et tu étais vulnérable. Tu as peut-être lancé un sort sans t'en rendre compte... pour que Liam se montre gentil avec toi et qu'il t'aime bien ?

— Si c'est le cas, je n'en ai strictement rien à foutre. Il ne m'intéresse pas et c'est vrai que j'espère me servir de lui... tu es satisfaite ? En plus, tu m'avais prévenu pour Nergal...

Les larmes inondent mes yeux, elle me serre tendrement dans ses bras.

— Tu devrais peut-être te donner un peu de temps avant de prendre une décision en ce qui concerne ta grossesse, suggère-t-elle.

— Je suis bien trop jeune pour avoir un bébé et mon père m'a regardé comme si j'étais un monstre à cause de ma magie...

— Ça fait beaucoup, acquiesce-t-elle en me caressant les cheveux, tu veux que je t'accompagne dans les tours ?

Je secoue négativement la tête. J'ignore si j'ai réellement "ensorcelé" Liam. Dans le cas contraire, je pourrais toujours me protéger avec mon pouvoir, le laisser se déchaîner comme au Tish Children's Zoo, en risquant de me retrouver sur la liste noire du gouverneur et de ses sbires. Mais je n'entraînerais pas Ahn là-dedans.

Ce sombre destin appartient à l'élue.

Le lendemain, et malgré un soleil de plomb, mon admirateur campe en effet devant notre lycée. C'est vrai que ça paraît bizarre. Par bonheur, son givré de cousin semble occupé ailleurs. L'idée que j'influencerais le mental de Liam au point de le changer en une marionnette a quelque chose de grisant. Sous le regard vaguement désapprobateur de Ahn, j'aborde ma proie avec la mine d'une demoiselle en détresse.

— J'ai un gros souci, lui dis-je sans détour.

— Demande-moi tout ce que tu veux, répond le blondinet en me fixant gentiment, ravi de te rendre service.

Presque trop beau pour être vrai.

— On a un cours de sport, maugrée Ahn quand je m'installe confortablement dans le véhicule de Liam.

Je fais un clin d'œil complice à ma meilleure amie, signe que le cours de sport n'est pas dans mes projets immédiats. Le véhicule de Liam quitte le sol pour fendre rapidement les airs jusqu'aux tours.

— On peut aller bruncher si ça te tente, propose-t-il.

— Je voudrais aller dans un hôpital... consulter un médecin pour un problème féminin.

Il m'observe attentivement.

— Un problème féminin, répète-t-il.

Ce gars ne doit pas avoir souvent discuté avec ses copines successives. D'un autre côté, depuis la lune où il siège bien au frais, le Grand Conseil a décrété que la contraception ainsi que l'avortement constituaient une affaire d'État. Le taux de natalité s'abaissant de plus en plus, ces hypocrites ont jugé bon de prendre un certain nombre de mesures.

En gros, la contraception est délivrée au compte-goutte et l'avortement s'avère fortement déconseillé. Les hôpitaux d'en bas ont reçu la consigne de montrer une vidéo remplie d'adorables bébés aux candidates afin de les culpabiliser.

En réalité, il s'agit toujours de politique.

Le Grand Conseil sait pertinemment que les bambins "sauvés" finiront par crever de soif ou de faim, probablement les deux. Il sait pertinemment que les ressources dans les colonies sont comptées et que beaucoup d'entre nous resteront en carafe sur une Terre moribonde. Le but est de maintenir les foules dans l'idée que leurs dirigeants se préoccupent de leur sort, ce qui est faux.

Par ailleurs, la pression de ces mesures liberticides, censées préserver l'humanité, s'exerce principalement sur ceux d'en bas, ou plutôt celles. Parce que dans les tours, les toubibs ne se gênent pas pour pratiquer des avortements ou délivrer des contraceptifs. Il suffit d'une quantité conséquente de crédits et le tour est joué. Liam ne manque pas de moyens financiers. Grâce à lui, j'obtiendrais sûrement ce que je désire.

J'ai parfois la sensation que Nergal a volé mon cœur... qu'il l'a emmené par-delà les étoiles. 

***

"Con te partiro"  est une magnifique chanson italienne sur le thème du départ.


L'Élue (Evangeline)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant