Chapitre 1

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Quand Rodney est furax, ses sourcils se froncent, les muscles de sa mâchoire se contractent. Sans rire, on croirait un grand loup prêt à vous dévorer tout saignant. Rodney Bradford est affligé d'un fichu caractère à peu près semblable au mien. 

Normal, c'est mon paternel.

— Toi et Ahn avez fait l'objet d'un contrôle d'identité en présence de ces maudits prédicateurs, grogne Rodney. Est-ce que tu te rends compte à quel point c'est grave ?

— Ne parle pas de ces gens ainsi, maman était l'une d'entre eux.

J'ai protesté avec véhémence, mon père soupire de contrariété.

— Quel bonheur de me rappeler que ta mère nous a abandonnés pour suivre ces illuminés ! rugit-il.

— Bon sang, papa ! Maman est morte. Tu ne peux pas cesser de lui faire des reproches. Toi aussi tu l'as abandonnée, tu l'as laissée crever dans un horrible asile de dingues. Tu as témoigné devant le gouverneur comme quoi elle était folle.

Et voilà ! Je viens d'éclater en sanglots.

C'est comme ça à chaque fois que Rodney et moi nous disputons à propos de maman. C'est un sinistre glas qui n'en finit plus de sonner pour me rappeler que ma mère n'appartient plus à ce monde. Rodney passe nerveusement la main dans ses épais cheveux sombres.

— J'espérais lui sauver la vie, murmure-t-il. En plus, c'était une Wyllt. Une exécution sommaire aurait été jugée trop douce par le Grand Conseil. Le gouverneur comptait faire un exemple en la condamnant à mourir dans la sphère du jugement.

Un long frisson me traverse de haut en bas. La sphère du jugement constitue le pire des supplices imaginés par les brillants ingénieurs des tours. Ces types ont réussi à recréer sous cloche des forêts humides où la teneur en oxygène est très élevée. Toutes sortes d'affreuses bestioles prolifèrent là-dedans, dont des araignées gigantesques surnommées « hyper goliaths ».

Elles sont si grandes qu'elles peuvent chasser des êtres humains. Elles enfoncent plusieurs fois leurs terribles crochets dans la chair des malheureux qu'elles sont parvenues à capturer. Le venin de ces monstres contient des enzymes qui digèrent leurs proies de l'intérieur. Les organes cessent peu à peu de fonctionner, c'est une mort lente et horrible. La sphère du jugement est truffée de scanners. La longue agonie de ceux dont le gouverneur souhaite cruellement se débarrasser est reproduite sur des écrans géants. 

Les habitants d'en haut applaudissent le répugnant spectacle tandis qu'en bas, nous tremblons toujours plus.

Quand j'observe les tours au loin, elles semblent effleurer les nuages sans jamais pouvoir les toucher. Elles ressemblent à d'immenses phallus, cornus, étincelants. Elles témoignent du génie de l'humanité autant que de sa déchéance sur plus de cent étages en moyenne. Elles abritent de somptueux appartements, des bars, des restaurants, des salles de sports, des hôpitaux à la pointe de la technologie. La plupart des tours sont végétalisées sur plusieurs niveaux. C'est si étrange d'apercevoir des balcons aux jardinières débordantes d'arbustes, de fleurs, de plantes qui grimpent jusqu'aux toits en terrasse où se trouvent de vastes serres.

Elvis, mon petit frère, vient de se réveiller en pleurant. 

Il est souvent grognon dans ces moments-là. Il n'avait même pas un an quand maman est partie, il ne l'a quasiment pas connue. À chaque terrible épisode de chaleur extrême, je crains pour sa vie.

Il y a près de cent ans, la température à la surface de la Terre s'est sérieusement emballée. Les oiseaux tombaient nombreux du ciel, morts de soif, d'épuisement. Les quelques animaux survivants se massacraient pour accéder à une source d'eau. 

À leur tour, les hommes furent atteints d'une frénésie mortifère. Ils se battaient jusqu'au sang pour remplir des barils d'eau. Les vieillards, les enfants étouffaient dans des voitures ou des wagons de train tant la chaleur les accablait. 

C'était le début de la grande extinction, celle qui a donné naissance aux tours.

Au vu de la situation, les puissants de ce monde se sont affolés. Ils ont rapidement compris que le temps était compté pour la majorité de l'espèce humaine. Ils ont donc pris des mesures radicales. C'est là que les tours ont commencé à sortir nombreuses de terre. 

Autrefois symbole de dynamisme, d'ouverture aux autres, elles n'ont pas tardé à montrer qu'elles constituaient en réalité un formidable outil de ségrégation. Très vite, les populations les plus humbles, les plus fragiles furent cantonnées loin des orgueilleux édifices. Une séparation irrémédiable s'officialisa en quelques décennies entre ceux d'en haut et ceux d'en bas.

Les besoins des habitants des tours augmentant de manière exponentielle avec la température, le grand conseil a organisé ces dernières années une véritable razzia sur les ultimes ressources de la planète. Hypocritement, il prétend nourrir, abreuver, éduquer, soigner ceux d'en bas. Des rations d'eau et de nourriture nous sont chichement distribuées. Des hôpitaux, des écoles ont été montés à la hâte. Ce sont des constructions précaires, mal équipées pour lutter contre les chaleurs extrêmes.

Nuit et jour, les immenses incinérateurs installés en bas des tours tournent à plein régime. Ils détruisent des tonnes de déchets en rejetant des polluants dangereux dans l'air. Rodney et le père de Ahn travaillent là-bas au risque d'effets néfastes sur leur santé. Le salaire est tout juste correct, mais si on considère que la plupart de ceux d'en bas vivent dans une misère crasse, bosser aux incinérateurs est une aubaine.

Elvis se serre fort contre moi pour quémander un câlin. 

Il est le portrait craché de Rodney, les yeux et les cheveux noirs, la peau très mate. J'ai l'air d'une martienne à côté d'eux avec mes cheveux blonds, mon teint clair, mes prunelles bleu océan. Je dis ça parce que les colonies martiennes ont la réputation d'être majoritairement peuplées de personnes possédant un type nordique.

Mon petit frère s'est rendormi entre mes bras. 

Rodney l'emporte avec précaution pour le recoucher. Lorsqu'il revient, il ne s'est guère déridé pour m'annoncer une mauvaise nouvelle.

— À cause de cet incident au marché, ton rendez-vous avec le psychiatre scolaire a été avancé. Tu subiras une évaluation détaillée demain matin, sois très prudente.

— Je n'ai rien fait de mal, papa. C'est vraiment injuste que je sois obligée de prouver en permanence que je ne suis pas folle.

— C'est la loi, Evangeline ! coupe sèchement Rodney. Tu es une Wyllt, ce n'est pas une particularité que le Grand Conseil et le gouverneur risquent d'ignorer.

Rodney peut être tranquille, impossible d'oublier qu'Elvis et moi sommes les descendants de l'être le plus puissant que ce monde n'ait jamais engendré. 

Il se nommait Myrddin Wyllt. 

La légende raconte qu'il est né de l'union d'une simple mortelle et d'un démon. Même s'il est admis de nos jours que les anges, les démons, l'enfer ou le paradis ne sont plus que des fadaises, il n'en reste pas moins que le seul nom de Wyllt suffit à tracasser ceux d'en haut. 

***


Charmante bestiole !

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Charmante bestiole !

 Ils font preuve d'imagination en 2133.

Pour info, plus il y a d'oxygène plus les araignées sont grandes.

L'Élue (Evangeline)Donde viven las historias. Descúbrelo ahora