Chapitre 23

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Chaque nouvelle journée semble plus chaude que la précédente. Les vieux climatiseurs de ceux d'en bas tournent à plein régime au risque de tomber brusquement en panne tant ils s'avèrent vétustes.

C'est la terreur de toutes les familles, surtout celles où vivent des enfants, des personnes âgées, des malades.

L'asthme dont souffre Elvis est une préoccupation constante pour mon père et pour moi. Rodney est obsédé par l'entretien méticuleux de notre climatiseur. Quant à moi, j'épluche attentivement les notices des médicaments que mon petit bout de chou est contraint d'avaler. Même si je n'y connais pas grand-chose, je cherche à repérer des trucs suspects. Selon Ahn, les médicaments généreusement distribués à ceux d'en bas sont périmés ou alors d'une qualité discutable.

Je suis toujours plongée dans mes pensées moroses quand je pénètre dans le bureau de Nergal.

Dire que je suis nerveuse est un euphémisme.

Je ne nierai pas que je suis contente de le voir, mais je préfère éviter d'analyser les raisons exactes de mon allégresse.

Tout se brouille si fort dans ma tête. Entre cette stupide histoire de « contamination » et le reste.

À peine entrée, je lui lance un long regard de détresse.

Comme si ce type en avait quelque chose à foutre du haut son mètre quatre-vingt-dix. Ses yeux couleur du ciel se posent sur moi. Ils semblent avoir perdu leur ironie habituelle et reflètent même un zeste d'inquiétude.

— Est-ce que tu vas bien ? demande-t-il brièvement.

Je sais parfaitement qu'il a dû percevoir l'écho de mes énormes conneries.

— Tu m'avais prévenue que le prix de la magie est exorbitant, Nergal. Mais je ne t'ai pas écouté et j'ai grave merdé...

En réalité, les mots sont faibles au regard de la gravité de mes actes. Pourtant, le sourire indulgent de Nergal parvient à me réchauffer le cœur.

— Contrôler ses pouvoirs demande du temps, indique-t-il simplement.

Largement ouverte, la fenêtre du bureau donne sur la cour de l'établissement. Un écran géant trône au beau milieu du bitume brûlant. Des groupes de lycéens ont bravé le soleil de plomb pour assister à l'attraction du jour.

Sûrement une exécution !

Une voix féminine, sympathique est chargée de commenter les futures atrocités :

Chers compatriotes !

Vous allez pouvoir admirer l'efficacité de nos magnifiques Hyper Goliath. Elles sont le fruit de recherches complexes et elles ne ratent jamais leur cible.

J'ai les yeux scotchés à l'écran géant. Une frêle silhouette se dessine, on dirait celle d'une femme. La pauvre peine à avancer au cœur d'une végétation luxuriante. Ces longs cheveux défaits masquent en partie son visage. Elle est plutôt grande, vêtue très simplement d'une tunique et d'un pantalon. C'est le genre de tenue qu'arborent les prédicateurs.

La voix continue son sale boulot, sans faire preuve de la moindre pitié :

Chers spectateurs !

Ne vous fiez pas une seconde à l'allure paisible de cette dangereuse terroriste. Cette femme a été appréhendée en possession d'armes létales. Elle fomentait un ignoble attentat contre notre bien aimé gouverneur.

Plusieurs des lycéens sont en larmes, ils se sentent bien plus proches de cette malheureuse que de leur soi-disant bien-aimé gouverneur. On dirait que la propagande de ceux des tours fait de moins en moins recette.

Certains parmi les lycéens rejoindront les rangs des prédicateurs, avec la certitude que c'est le mieux à faire, même s'ils paieront leur décision au prix fort.

Le visage de la condamnée apparaît en gros plan. Elle est très pâle, visiblement terrorisée. J'ai la vague sensation de la connaître...

Une autre coiffure peut-être ?

Des cheveux bruns tressés et joliment relevés ?

Mon Dieu !

Ma main agrippe désespérément celle de Nergal.

— C'est Sasha ! Elle prétendait être l'amie de ma mère. Je dois l'aider...

Un étrange feu vient de s'allumer au plus profond de mes entrailles. J'entends cette sorte de bourdonnement...

Ou plutôt une nuée infernale de gémissements et de plaintes !

C'est comme si des siècles de souffrance rugissaient dans ma cervelle. Les bras de Nergal ont entouré mes épaules pour me retenir contre sa poitrine.

— Calme-toi ! Ne laisse surtout pas le chant te submerger, ordonne-t-il.

Subitement, je ne vois plus rien et seule subsiste la voix de Nergal.

— Tu ne peux rien pour elle, murmure-t-il, je vais faire en sorte qu'elle ne souffre pas.

La scène atroce défile dans un brouillard. Plusieurs araignées géantes sont sorties de la végétation pour cerner la pauvre Sasha. Étrangement, elle ne cherche pas à leur échapper.

Un nouveau gros plan montre une expression indifférente, glacée. Les yeux de Sasha sont immobiles et vides, comme si elle était déjà morte.

La plus rapide des Goliaths arrive sur elle avec une violence inouïe. La prédicatrice est happée par les énormes crochets du monstre en quelques éprouvantes secondes. Sasha n'a pas émis le moindre son. La Goliath disparaît dans la végétation pour déguster tranquillement son repas.

Les bras de Nergal m'entourent toujours, je sais ce qu'il vient de faire.

— Tu l'as tuée, Nergal ! Tu as tué cette malheureuse. C'est ça que tu appelles l'aider.

Il me serre plus fort contre lui et j'éclate en sanglots sur son épaule. J'ai cette fabuleuse sensation d'avoir retrouvé quelque chose de perdu, de ne faire plus qu'un avec Nergal.

L'Élue (Evangeline)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant