(49) Endormi trop hardi

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Servia
Nous sommes parvenus à sortir les enfants de cette mauvaise passe. Que d'effusions sous lesquelles nous avons croulé et de remerciements qui nous ont été adressés !
Les enfants étaient sains et saufs. Malheureusement, ils s'avéraient incapables de répondre à notre unique question : qui les avait enfermé?
Il semblait que leurs souvenirs se résument à leur vie d'avant la descente aux enfers.
Les moins amnésiques se rappellent avoir été dans une charrette, puis plus rien.
Le souci est qu'il y a un menteur parmi eux.
Celui qui les a conduit en ces lieux ne s'est peut-être pas enfermé avec eux, mais il me paraît douteux qu'il soit retourné dans le camp optimate. Un enfant ne passe pas inaperçu au sein d'une population aussi âgée...ce qui ne fait que renforcer mes soupçons.

Il est risqué de conserver ce jeune traître avec les autres, mais Julia a estimé que la situation était sous contrôle. Elle est toujours d'avis que la question n'est pas de savoir comment ils sont arrivés en cet endroit, mais comment les en faire sortir.
Elle va tenter de trouver un échappatoire avec Appius et Titius, mais je ne peux me résoudre à abandonner l'idée de comprendre le premier comment.
J'ai toujours été de la sorte. A vouloir tout appréhender.
Je me souviens de la jeune Servia que j'étais, qui refusait obstinément d'accepter un phénomène sans l'avoir compris. C'est le propre de l'enfance de se poser des questions, mais il faut croire que j'ai conservé cette faculté puisque même en étant plus âgée que le plus âgé des vivants, je continue à m'interroger...

Je l'ai quitté à regret, bien entendu. Ma petite Julia à peine retrouvée.
Mais j'ai la conviction que ma visite de courtoisie auprès du seigneur Mors leur sera utile autant qu'à moi.
En effet, sans son aval, il leur sera plus ardu de sortir des Enfers. Et il serait tout de même bien aisé de chercher à savoir qui est le mouton noir de la troupe...

Je chemine, âme esseulée parmi tant d'âmes esseulées.
J'ai menti. Je n'ai jamais fait la connaissance du dirigeant de toute cette organisation.
Oh, bien sûr, je suis plutôt renseignée sur lui. Les rumeurs vont bon train et toutes les histoires circulent sur son compte. Des histoires écrites pour les mortels et par un mortel, alors qu'il est un dieu immortel. Qui pourra juger de leur véracité?
Peut-être moi, si je parviens à l'approcher.

Rien n'est moins sûr car il est sans cesse en déplacement. Il est ce que l'on appelle un dieu psychopompe, le conducteur des âmes des morts. Il a un chaperon : le fameux Mercure, dieu des messagers. Quand on pense au nombre de morts dans une journée, on se dit qu'il doit être bien occupé...

A mon avis, il y a peu de chance qu'il puisse se permettre de paresser à la maison toute la journée. Après pour ce que mes maigres connaissances valent...
J'ignore s'il y a une procédure à suivre pour demander une audience à ce tout-puissant.
Je n'ai pas de projet plus élaboré que celui de me présenter humblement devant sa demeure.

Comment la trouver? Rien de plus simple : il suffit de suivre les dormeurs.
Oui, les dormeurs. Enfin ! Qui ignore que lorsqu'il est endormi, il se retrouve en ces lieux ?
Les endormis se repèrent tout de suite. Ils détonnent dans la foule de morts.
Déjà, ils sont moins décharnés. Ensuite, ils ont les paupières fermées et déambulent les bras le long du corps dans une posture imposée, tandis que nous n'avons pas de paupières ni de gestuelle à observer rigoureusement.
Je reconnais que ça n'est pas agréable de ne pas pouvoir dormir, de ne pas pouvoir s'oublier un peu, mais c'est ainsi.
Ils forment une immense procession qui mène jusqu'à la villa des deux frères.
Les jumeaux Mors et Somnus.

Somnus est le dieu du sommeil, il s'occupe de ces petits endormis comme un berger veillerait sur ses moutons égarés. Il se débrouille pour que les moutons ne s'égarent p as, ne soient pas dérangés dans leur sommeil. J'ignore comment il fait pour les hypnotiser et les attirer à ce point, mais c'est redoutablement efficace. Il n'y en a pas un qui sorte du lot.

Quoi que. Du coin de l'oeil, je remarque un petit malin qui dévie un peu trop à mon goût.
Il se dirige vers le Styx, mauvaise idée.
Je ne sais que faire : si je le touche, il se réveillera, mais si je le laisse couler dans le fleuve, il ne se réveillera jamais...miséricorde.
Personne ne prendre la décision à ma place.
Quitte à devoir choisir, je pense qu'il vaut mieux opter pour un réveil brutal qu'un décès...tout aussi tragique. Le souci, c'est que, si mes connaissances sont exactes, il se souviendra de tout.
Et ça n'est pas conseillé de laisser un être humain dans la confidence des Enfers, il perd vite la face. Pourquoi est-ce toujours à moi qu'incombe la tâche de prendre de telles décisions?

Eh bien, je vais le sauver malgré tout. Avec un peu de chance, cela permettra à Somnus de me repérer et de m'être reconnaissant. Du moins, j'espère qu'il le sera...
J'empoigne fermement l'épaule de l'endormi trop hardi et je le réinsère de force dans les rangs.
Curieux, il ne disparaît pas...
J'ai pensé trop vite. Pendant une seconde, il était là, celle qui a suivi, il était ailleurs.
Probablement dans son lit, en nage.
J'en connais un qui va avoir peur de s'endormir maintenant...

Je crois que pour me faire remarquer, je n'aurais pas pu rêver mieux.
La silhouette nébuleuse et évanescente de Somnus se dirige rapidement en ma direction.
Je dirais qu'il tentait d'insuffler un maximum de pesanteur et de fureur à sa démarche, mais il est tellement volatile qu'une telle chose lui est impossible.

Tous les endormis ont brutalement mis un terme à leur marche processionnaire, dégringolant tels des dominos, et tournant leurs visages apathiques en direction du maître des lieux.
Presque une vénération. Cela doit ravir Somnus d'avoir tous ces gens à sa merci pendant leur sommeil, lui qui n'est pas un dieu principal de la mythologie et dont le culte est par conséquent plutôt...négligé.
Il savoure son emprise sur les corps avachis, sans détourner son regard de moi.

Un regard inexpressif. Je serais incapable de déterminer le sentiment qui le traverse actuellement s'il ne changeait pas de couleur en fonction de ces derniers.
Pas bien pratique pour dissimuler ce que l'on pense. Il est passé de sa couleur or habituelle à un rouge profond et sanglant. Je ne suis pas certaine que ce soit de bon augure...
Soudain, avant de me rejoindre, il s'arrête devant l'endroit où se tenait l'endormi avant qu'il disparaisse et appelle son fils d'une voix gutturale et tonitruante que je ne lui aurais pas attribuée.

"Morphéeeeeee ! "

Le jeune garçon se ramène à une vitesse incroyable. Quelle obéissance...
De là où je suis, je ne saisis pas toutes les phrases de la conversation, mais je crois en avoir compris la teneur. Hypnos demande à sa chair de retrouver celui qui est maintenant réveillé, et de se débrouiller pour le rendormir fissa, afin de lui faire subir un lavage de mémoire immédiat.
Morphée acquiesce et disparaît à son tour.

Je vais passer un sale quart d'heure...

Julia Caesaris Where stories live. Discover now