Chapitre 4

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L'aube est à peine levée, quelques rayons de lumière se frayent un chemin étroit entre les tours, un peu comme si le soleil lui aussi était prisonnier de ceux d'en haut. J'aperçois enfin Ahn sur son vélo, elle pédale avec énergie.

— Mes batteries sont à plat, annonce-t-elle essoufflée. Ce n'est pas si grave, elles se rechargeront dès qu'il fera complètement jour.

J'enfourche mon propre engin en hochant la tête. Je pose une main à l'endroit de mon cœur, là où j'ai planqué un précieux petit sachet.

— Et l'eau ? s'inquiète Ahn, tu crois qu'on en aura assez.

— Ce n'est pas pour rien qu'on économise nos rations depuis plusieurs semaines.

Discrètement intégrées aux rayons des roues, mes cellules solaires à moi sont gonflées à bloc, un seul coup de pédale suffit et me voilà partie. Nous atteignons rapidement une longue route désertique et poussiéreuse que nous connaissons bien. Cet endroit n'a rien de particulier aux yeux de la plupart des gens, qu'ils soient d'en haut ou d'en bas. Mais pour Ahn et moi, c'est un lieu très spécial.

Les cailloux à perte de vue cèdent la place aux vestiges d'une grande entrée à moitié détruite par le temps. Immuables, trois solides piliers de granit demeurent coiffés d'une longue arche sculptée, où on distingue des formes végétales, humaines et animales. Au-dessus du pilier central, un jeune garçon semble s'échapper du bronze pour danser avec des chevreaux. Je devais être âgée d'une dizaine d'années quand j'ai traîné Ahn ici afin de lui montrer ma trouvaille, elle a très vite été aussi enthousiaste que moi.

Nous engageons les vélos parmi les décombres de ce qui s'appelait autrefois le « Tish Children's Zoo », jusqu'à atteindre plusieurs arcades en briques rouges, ou du moins ce qu'il en reste. D'étranges sculptures d'animaux gisent au sol, un éléphant joue de l'accordéon, un pingouin du tambour, un hippopotame du violon.

Nous sommes arrivées.

C'est ici que se cache notre jardin, à l'ombre des arcades en briques rouges. Nous attrapons chacune un outil, et commençons à retourner scrupuleusement la terre. Bien sûr, elle est sèche, cassante. Elle résiste violemment à nos efforts, à notre constante bonne volonté. Elle refuse désormais d'offrir la moindre subsistance aux hommes, parce qu'ils l'ont impitoyablement trahie.

Il faut nous dépêcher. Dans quelques heures, la brûlure du soleil deviendra dangereuse pour des cyclistes, voire mortelle. Le temps nous est compté, nous redoublons d'énergie, de courage. Au bout d'une heure environ, nous avons obtenu un résultat acceptable. J'extirpe délicatement le précieux sachet négocié à prix d'or sur la place du marché, je divise les graines en deux moitiés à peu près égales.

— N'oublie pas ! Tu dois les enterrer sous environ trois fois leur diamètre, dis-je à Ahn en lui tendant sa part.

Sa figure est cramoisie, je ne vaux guère mieux. En m'échinant à la tâche, j'imagine que nos futures tomates arboreront la belle couleur de nos joues. Une fois mûres, évidemment, et à condition que des graines de tomates se trouvent dans le sachet.

— C'est terminé, souffle Ahn.

Elle me lance un regard inquiet, à l'instant où je farfouille dans les sacoches de mon vélo.

— Tu es certaine de vouloir le faire ?

Je ne réponds pas tout de suite, la mine concentrée j'exhibe sous son nez un petit poignard. De cramoisi, Ahn vire au blanc comme neige. Je précise que nous n'en avons jamais vu en vrai, ni elle ni moi.

— Évidemment ! N'oublie pas que je suis une Wyllt, le rituel du sang devrait marcher.

— Ne parle pas ainsi, c'est un mot interdit, murmure-t-elle d'un ton craintif.

L'Élue (Evangeline)Where stories live. Discover now