Comme promis, Lex avait attendu son ami au parking deux-roues une fois la dernière cloche sonnée. Seul. Nathan avait suivi tant bien que mal la petite cylindrée rouge jusque dans le plus vieux quartier de l'agglomération, l'ancien berceau des marins. Cyrille vivait dans le coin, aussi le cycliste fut-il tenté plusieurs fois de faire demi-tour en croyant deviner les intentions du blouson noir.
Ils finirent par tourner trois rues avant celle que Nathan redoutait et s'arrêter devant un petit gymnase. Lex lui passa le bras sur l'épaule et l'entraîna à l'intérieur :
— Et voilà mon pote, on y est ! Mon club de boxe !
Une odeur de vestiaires rance prit Nathan à la gorge. Il détestait cette odeur depuis le collège, lui rappelant bien des humiliations en cours d'E.P.S. La petite salle regorgeait de sac de frappe, d'haltères et schémas de musculation. Trois personnes s'entraînaient dans leur coin tandis que deux autres dansaient sur un ring et sous l'œil expert d'un entraîneur. Celui-ci se retourna en entendant la voix grave d'Alexandre et vint à sa rencontre.
— Lex, je t'ai dit que je ne veux pas te voir en dehors des heures d'entraînement ! Si t'apprends pas à te ménager, tu finiras sur les rotules avant même la compèt' du printemps.
Le petit homme chauve avait la voix chantante d'un italien. Il faisait à peine un mètre soixante et paraissait maigre de loin. De prêt, Nathan put apprécier une musculature ciselée qui aurait fait pâlir Cyrille. Bronzée en plein hiver, la peau de l'entraîneur semblait avoir été tannée par toute une vie à recevoir des coups de poing.
— Relax, coach. Je viens pour mon pote. Comme tu vois, il pourrait prendre deux ou trois conseils.
Le vieil entraîneur en débardeur jugea le visage tuméfié du lycéen et renifla bruyamment.
— Il a pas l'air très vif ton ami. Et il est gras. Mais si tu veux, t'as qu'à le mettre sur un sac.
Les soixante-dix kilos de Nathan se sentirent insultés par la remarque du boxeur. Avant qu'il ait pu se défiler ou dire quoi que ce soit, le patron du club de boxe était déjà parti en hurlant sur le jeu de jambes d'un type dans le ring et Lex le tira vers un gros sac noir rafistolé de bandages.
— Écoute pas ce vieux grincheux. Il effraie tous les nouveaux avec ce discours. Allez vire ton pull et enfile ça, lui dit-il en jetant une paire de gants sur un banc à côté.
— Non, mais je... Euh... Je suis en jeans... Et puis...
— Ça va, tu vas juste balancer quelques coups sur un sac. J'te demande pas d'être le nouveau Rocky.
— J'ai pas très envie...
— Te fous pas de moi : tout le monde a envie de taper dans un sac comme ça ! Allez viens !
Lex avait raison, Nathan avait toujours eu envie de voir ce que ça faisait de donner un coup dans un sac de frappe. Il se sentait simplement gêné de le faire devant quelqu'un qui le connaissait. Il grimaça en enfilant des gants moites de sueur à l'intérieur, ce qui ne manqua pas de faire rire Lex. Il avait retiré son blouson de cuir et vint se placer derrière le sac.
— Allez mon pote, en position !
— Quelle position ?
— On s'en fout. Celle qui te paraît naturelle.
Nathan n'y connaissait pas grand chose à la boxe. Il n'avait vu que Rocky et Raging Bull. Il tenta d'imiter ces célèbres boxeurs en adoptant une garde qui s'approchait de ce qu'il avait vu dans ses films.
— Ouais, pas mal. Maintenant, frappe-moi ce sac !
Le novice s'exécuta, sans grande conviction.
— Oulala, c'est mou. Encore.
Il essaya de mettre plus de force mais le résultat fut à peine mieux. Lex l'encouragea sans jamais dénigrer les efforts, et après quelques coups, il commença à doucement distiller des conseils. Un par un.
— Fléchis un peu les genoux. Et rappelle-toi, ça part aussi de la hanche.
— Lex, ça sert à rien. Je suis nul.
— Frappe, bordel !
— C'est bon, j'en ai marre. J'arrête.
— T'avais l'air nettement plus vindicatif hier soir... Tu veux que j'appelle Morgane ?
Une soudaine montée de colère propulsa son bras droit sur le sac. Le coup raisonna dans toute la salle, ce qui détourna l'attention de l'entraîneur vers l'amateur.
— Voilà, s'écria Lex. Là, ça commence à sonner comme de la boxe ! Allez encore ! La même chose !
— Pourquoi tu fais ça ? demanda son partenaire d'entraînement en baissant les bras.
— Ça quoi ?
— Ça ! s'exclama Nathan en montrant la salle de boxe.
— Parce que t'en as besoin, mon pote. Tu passes ta vie à étudier, à aider les autres et à faire des trucs débiles qui te pourrissent la vie. J'ai les oreilles qui traînent dans la cour et je sais ce qui t'est arrivé. Je sais aussi qu'en trois jours, t'as envoyé chier plus de personnes qu'en toute une vie de boy-scout. J'suis pas un génie comme toi, mais j'suis pragmatique. Quand j'ai un problème, j'viens ici et j'cause avec le sac. Toi, tu causes avec plus personne...
— Ptête que je veux rester seul.
— T'inquiètes pas pour ça, continue et tu vas l'être pour de bon !
— Je sais pas ce qui m'arrive. J'ai envie de buter tout le monde en ce moment.
— Commence donc par le sac. Pense à ce qui t'énerve, et balance-le.
Nathan pensa à Elké et redonna un autre coup qui résonna juste dans toute la salle.
— C'est bien, l'encouragea Alexandre. Maintenant, essaie un gauche-droite rapide.
Cyrille pour le poing gauche ; Morgane pour le droit. Morgane pour le gauche. Morgane pour le droit. Derrière le sac, Lex commençait à sourire en entendant les sons des coups.
— Je vais casser avec Morgane... Enfin, si elle m'a pas déjà largué...
Nathan s'arrêta soudain.
— T'aurais dû me le dire vieux, continua Alex. Tu sais que je suis réglo avec les potes. C'est pas comme si j'étais amoureux d'elle ou quoi, en plus. Je croyais que t'étais sur Alice ; alors quand Morg' m'a demandé de l'amener à une fête, j'ai cru que c'était ok, tu vois ?
— J't'ai dit, fit Nathan en reprenant les coups, j'm'en fous de la vie de Morgane !
Lex poussa violemment le sac vers l'adolescent qui le prit dans le ventre, rallumant aussitôt une douleur dans ses côtes.
— Arrête de mentir Nath'. Envoie-moi chier si tu veux, mais c'est pas la peine de te la jouer avec moi.
— Putain, qu'est-ce que tu veux entendre ? s'énerva-t-il. Que ça m'emmerde que tu sortes avec elle ? Que je peux pas penser à elle sans avoir envie de hurler ? Que j'veux être avec elle ? Que j'suis un con ? C'est ça ?
Chaque interrogation était martelée sur le sac. La sueur coulait sur son visage rouge de colère. Les coups étaient de plus en plus fort, obligeant Lex à maintenir le sac comme il le ferait dans un véritable entraînement.
— Je veux rien entendre du tout, répliqua froidement le blouson noir. C'est à toi de démêler les conneries que t'as dans le cerveau ! Je veux juste que tu saches que c'est pas sérieux entre Morgane et moi. Elle l'a dit elle-même : « c'est pour passer le temps ». Maintenant, si tu veux mon avis, ça la faisait bien chier qu'une meuf comme Alice te plaise. Alors elle applique la stratégie de la jalousie. Seulement, c'est en train de lui péter dans les doigts. Et dans les tiens.
Nathan cessa de donner des coups dans le sac et baissa les yeux.
— Surtout dans les miens.
— Ouais... Tu m'as demandé pourquoi je faisais « ça » pour toi. Parce que tu fais partie des rares types que j'peux appeler un pote. Morgane aussi. Sauf que Morgane est une fille à problèmes et que j'suis pas le bon mec pour l'aider. Après, j'te dirai pas ce que tu dois faire comme Elké. Mais je veux bien t'aider en silence ici. Je te dois bien ça, t'es en train de me sauver d'un nouveau redoublement !
— Je sais pas ce que je ressens pour Morgane, avoua Nathan. Ni pour Alice d'ailleurs. Ou d'autres filles.
— Mais tu te sens pas un tout petit peu mieux depuis cinq minutes que tu t'acharnes sur ce pauv' sac ?
— Ouais, un peu... sourit Nathan.
Le vieil entraîneur avait profité de la discussion des deux garçons pour s'approcher. Profitant d'un moment de silence, il corrigea la position du nouveau venu dans sa salle tout en badinant:
— T'as une bonne droite. C'est pas génial dans l'ensemble, mais t'as l'air d'écouter les consignes et d'avoir un trop plein d'énergie. Les cours grands débutants ont lieu le samedi matin à huit heures. Sois pas en retard. Tu paieras qu'une demie année. Et si tu viens pas faire fondre un peu de ton gras, je me vengerai sur Alex qui trimera deux fois plus en entraînement. Maintenant le nouveau, pense à cette Morgane et frappe encore. Une-deux, gauche-droite.