49 - Un sanctuaire dans la nuit

82 17 26
                                    

Les deux hommes se prosternèrent devant elle, le front dans la boue du chemin sinueux.

— Votre Majesté...

Malgré les épreuves et le temps, Yu n'avait pas oublié les deux domestiques d'Akio qui avaient pris soin de Senlinn et elle lors de leur voyage jusqu'à GuoLiang. Que faisaient-ils ici, à l'instant même où elles quittaient la capitale à la dérobée ?

La jeune femme ouvrit la bouche pour parler, mais Senlinn les pressa à grands gestes de continuer.

— Avançons, avançons ! Nous ignorons combien de temps peut s'écouler avant que quelqu'un ne remarque l'absence de Dame Yu. Il faut avancer aussi loin que possible cette nuit.

Yu nota avec un amusement enfantin que depuis que l'ecthrosienne avait fait irruption à l'improviste dans sa chambre, elle avait cessé de l'appeler « Votre Majesté » au profit de « Dame Yu », comme du temps où elles vivaient au Pavillon de la Lune. La présence de Kang et Wei lui rappelait également, avec une facilité déconcertante, qu'elle avait eu une vie plutôt simple et heureuse avant le Pavillon d'Argent. Malgré cela, elle ne pouvait nier que sa vie à ZhiLan lui manquait plus encore par son dépouillement et sa simplicité.

— Et ne levez pas les yeux sur Sa Majesté, les garçons, gronda Senlinn en leur jetant un regard lourd de sens.

Ce fut grâce à son intervention que Yu réalisa que la brise glaciale sur ses joues n'était pas le fruit de son imagination ou le souffle désapprobateur des dieux, mais bel et bien le vent froid de l'hiver sur son visage démasqué. Pour le moment, l'obscurité dissimulait efficacement ses yeux, mais cela ne durerait que jusqu'à l'aube. À la venue du jour, elle devrait se montrer de nouveau prudente.

— Et pas d'excès de cérémonie avec elle. Vous devez la respecter mais nous ne devons pas être démasqués. Officiellement, ...

— ... officiellement, Sa Majesté est mon épouse, l'interrompit Kang en récitant une histoire apprise par cœur. Et nous rentrons chez nous après un voyage dans le nord en présence de mon frère et de la servante de mon père, un paysan aisé de l'est.

Yu cligna des yeux avant de les écarquiller, perplexe et surprise. Puis, elle éclata spontanément de rire tant cette histoire lui paraissait incongrue malgré le sérieux des trois domestiques qui l'encadraient. Aussitôt, Senlinn lui plaqua une main sur la bouche pour la faire taire, et l'entraîna plus loin en la forçant à avancer sans s'arrêter.

— Chut !

Sans attendre, Kang passa devant avec la lanterne fixée à une tige de bambou tendue devant lui, attachée au coffret de bois qu'il transportait dans son dos pour ne pas le fatiguer. Senlinn suivit, au côté de Yu, et Wei ferma la marche, jetant régulièrement des coups d'œil en arrière.

— C'est la version que nous avons étudiée, oui, pour justifier la composition de notre groupe, expliqua Senlinn à voix basse. Les paysans ne voyagent pas. Ou peu. Ceux qui parcourent l'empire sont soit sans le sou, soit suffisamment riches pour payer d'autres paysans pour faire le travail à leur place. Il est encore plus rare de voir une femme voyager, et ne parlons même pas de moi, une ecthrosienne. Au regard des drakkoniens, je ne peux prétendre à rien d'autre qu'au statut d'esclave. Heureusement, vous n'avez pas la peau si pâle grâce aux années que vous avez passées à ZhiLan. Avec un peu de chance, si nous sommes arrêtés sur le chemin, personne ne vous prendra trop pour une dame avec ce teint légèrement hâlé.

Yu ne dit rien, resserrant les pans de sa cape autour d'elle en frissonnant. Il faisait froid ; elle s'était habituée au confort du palais... Se concentrant scrupuleusement sur l'endroit où elle mettait les pieds dans l'obscurité, elle demeura longtemps silencieuse, à l'écoute de la nuit. La faible agitation nocturne de la ville était encore audible, et ses lumières rayonnantes étaient toujours visibles à l'horizon, mais plus pour très longtemps. Devant eux, la neige formait un tapis de velours blanc et immaculé, sur lequel leurs pas étaient presque silencieux. Seul un léger crissement de la neige fraîche sous leurs sandales aurait pu les trahir. Tous les bruits étaient assourdis par cette ambiance feutrée particulière que seule l'oscillation des arbres et des bambous venait perturber.

Drakkon - I - Le masque du dragonWhere stories live. Discover now