37 - Kōgō (1/2)

111 22 29
                                    

Senlinn déposa un manteau sur les épaules de sa maîtresse, tandis que cette dernière regardait le jardin se parer des couleurs vermillon d'un coucher de soleil sanglant, l'esprit égaré dans un bain de sang qu'elle ne pouvait que deviner. Elle tentait d'écrire sa lettre à Tôgo, mais les mots corrects lui échappaient et sa concentration s'étiolait au détour de chaque phrase.

Immobile. Silencieuse. Inaccessible.

La servante désespérait de voir un jour celle qui la traitait comme son amie, redevenir la grande dame masquée qui faisait tant parler d'elle, que ce soit par ses manières ou par ses relations privilégiées avec la famille impériale. Car depuis le départ du prince Akio, Yu trompait l'absence et l'inquiétude à grands renforts de comédies, d'humour forcé, et de réactions expansives et exagérées. Autant de comportements qui tranchaient avec ce qu'elle était vraiment, sa nature profonde.

Elle ne faisait que masquer son angoisse pour taire et tromper la peur de son cœur.

L'automne s'était installé durablement, habillant la nature de ces couleurs carmin et dorées qui précédaient la mort de la flore à la venue de l'hiver. Ces paysages, bien que flamboyants et magnifiques, ne faisaient qu'alourdir l'esprit déjà tourmenté de la jeune femme, qui enchaînait les cauchemars guerriers ou le Palais du Dragon était assiégé et Akio et Keishi mourants baignés dans leur sang.

Cela allait déjà faire une lune entière qu'Akio était parti et que Yu se réfugiait dans les seuls repères qui lui restaient : l'erhu, sa correspondance régulière avec Bhikkhu Tôgo, et les cours désormais quotidiens de naginata dispensés par l'empereur en personne.

L'Ecthrosienne posa une main légère sur l'épaule de sa maîtresse et amie pour la tirer délicatement de sa rêverie.

— Dame Yu, vous allez prendre froid si je laisse les shojis ouverts ainsi. Vous devriez rentrer et lire un peu, ou faire de l'erhu. Je crois savoir de Rona que deux domestiques se sont brûlées les mains ce matin. Je suis sûre qu'elles seraient ravies de vous écouter jouer pour elles.

Yu baissa les yeux sur sa lettre inachevée pour Tôgo. Si elle n'était pas capable de trouver les mots pour s'adresser à l'homme qui l'avait élevée comme sa propre fille, elle savait qu'elle ne trouverait pas les notes pour jouer de l'erhu en voulant apaiser les souffrances des deux pauvres domestiques.

La jeune femme se leva, passa délicatement les manches de ses robes dans celles de son haori, le manteau que Senlinn avait déposé sur ses épaules, puis elle se tourna vers son amie.

— Je vais aller marcher un peu, Sen. Tu peux fermer les shojis si tu le veux.

Elle sortit sur le engawa, et enfila ses sandales de bois posées sur la dernière marche menant à son havre de paix. Puis, elle fit quelques pas dans le jardin, au hasard, le regard égaré entre les feuilles rougeoyantes et les plantes mourant dans les brises froides de l'automne.

Atterrée, Senlinn ramassa soigneusement la lettre inachevée pour Bhikkhu Tôgo, et rangea l'encre et le pinceau laissés pour compte sur la table basse en bois laqué de noir. Après quoi, elle ferma les shojis et sortit dans le jardin dans les pas de sa maîtresse.

Yu s'était arrêtée devant le bassin où s'ébattaient les carpes koi qu'elle aimait tant. Akio et Keishi lui en avaient tous deux offert plusieurs, rivalisant d'adresse et d'intuition pour tenter de trouver celle qu'elle trouverait la plus belle. C'était toujours Akio qui l'emportait, ayant un goût sûr en matière de délicatesse et de beauté, là où Keishi n'y comprenait pas grand-chose. Ses carpes n'étaient pas aussi gracieuses que celles d'Akio, elles étaient robustes et fortes. Or, l'une des carpes préférées de Yu, l'une de celles offertes par Akio, venait de mourir. Son corps blanc et flasque flottait au bord du bassin de pierre, le ventre vers le ciel.

Drakkon - I - Le masque du dragonWhere stories live. Discover now