1 - L'enfant maudite (1/2)

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L'instrument à cordes produisait un son chaleureux et vibrant qui fascinait Yu. Elle le tenait délicatement entre ses doigts comme l'objet le plus précieux au monde. Au cours de sa vie, elle avait vu quelques courtisans séjourner au monastère de ZhiLan, et certaines courtisanes étaient venues avec leurs instruments de musique. C'est ainsi que la jeune femme les avait découverts, ainsi que la façon d'en jouer. Aujourd'hui, elle tenait précieusement entre ses mains l'erhu, un cadeau rare et précieux. C'était un instrument dont les cordes étaient étendues le long d'un manche longiligne en bois, finissant par une petite caisse de résonance. Cette partie était recouverte d'une peau de serpent tendue. On faisait vibrer les deux cordes de l'instrument à l'aide d'un archet. Les moines le lui avaient offert pour son vingtième anniversaire car on le leur avait donné, en hommage à la « Dame de ZhiLan ».

Si Yu était maudite et menait une existence recluse, cachée aux yeux de tous, elle n'en était pas moins curieuse et débrouillarde. On ne la voyait jamais vraiment. Les invités de passage ne faisaient que l'apercevoir. On ne savait pas qui elle était, ni le maléfice qui l'avait frappée. On savait seulement qu'elle vivait au monastère, fuyante et gracile, telle une divinité timide. C'est ainsi qu'elle était devenue la « Dame de ZhiLan » bien que personne de l'extérieur ne l'eût jamais rencontrée. Elle avait appris l'erhu en écoutant et en épiant les courtisanes à leur insu, car jamais aucune d'elles n'aurait consenti à lui enseigner la maîtrise de l'instrument si elles avaient su qu'elle était maudite.

Un sourire aux lèvres, elle gratta les cordes avec tendresse, fermant les yeux de plaisir. On ne lui avait jamais rien offert sinon le gîte et le couvert fournis par les moines depuis sa naissance. Elle avait pu bénéficier de robes colorées lorsqu'elle était jeune car les moniales récupéraient de vieux vêtements qu'elles ajustaient pour lui en faire de nouveaux, puisqu'elle n'était elle-même pas très douée en couture, malheureusement. Mais à présent qu'elle était une adulte, elle devait se contenter de porter le kesa des moines, qu'elle avait demandé aux moniales d'ajuster légèrement pour lui faire une robe. Après tout, elle n'était pas moniale elle-même et ne devait pas porter le même habit que les moines du monastère.

Il était encore tôt, mais là où elle se trouvait, Yu savait qu'elle ne risquait rien. Assise sur son rocher dans sa clairière cachée, elle jouait de l'erhu en chantant doucement, attirant comme toujours tous les animaux des alentours.

La jeune femme aimait l'aube plus que tout. Elle l'aimait car les couleurs du ciel étaient magnifiques, car la nature était calme et paisible, et parce que c'était l'heure matinale à laquelle s'éveillaient les animaux tandis que les villageois se levaient à peine.

Une petite mésange audacieuse, perchée sur son épaule, se pencha vers l'instrument en tournant la tête comme pour lui poser une question.

— Ce n'est pas pour toi, ma jolie, la sermonna gentiment Yu sans tourner la tête pour ne pas effrayer l'animal. Toi, tu n'as pas besoin d'un instrument pour faire de la musique.

Si Yu avait aimé rire et courir un peu partout lorsqu'elle était enfant, elle s'était assagie depuis. À présent qu'elle comprenait mieux le malheur qui la frappait et le déshonneur qui pesait sur elle, elle se faisait plus discrète, plus secrète aussi. Au village, les filles de son âge étaient déjà mariées et avaient même des enfants. Yu savait qu'elle n'en aurait jamais. Pas plus qu'un mari. Elle resterait éternellement à ZhiLan, jusqu'à la fin de sa vie, sans jamais tout à fait s'intégrer aux moines qui y vivaient. En grandissant, cette constatation lui avait fait très mal. Cette douleur ne cesserait jamais, mais il y avait des jours où son fardeau était plus lourd à porter que d'autres.

Déposant l'erhu à côté d'elle, la jeune femme entreprit de cueillir quelques fleurs colorées que les lapins n'avaient pas encore dévorées. Elles étaient tout juste écloses et encore toutes fraîches de rosée.

Drakkon - I - Le masque du dragonWhere stories live. Discover now